Thursday, June 25, 2015

L’Ukraine et le  choc des civilisations 

Dans Le choc des Civilisations Samuel Huntington écrivait que «  depuis la fin de la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples sont culturelles ».   D’après lui, «  la religion est de plus en plus en passe de faire intrusion dans les affaites internationales […] Et dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’identité culturelle qui détermine surtout les associations et les antagonismes entre pays ».  Il  attribuait en conséquence  au facteur « religio-culturel »  un rôle déterminant dans l’explication des conflits et des guerres civiles qui ont éclatés depuis la fin de la guerre froide, ou sont appelés à le faire.  Décrivant  les antagonismes millénaires  existant entre les trois grandes civilisations, chrétienne-occidentale, arabo-musulmane et slavo-orthodoxe, il prophétisait leur exacerbation à laquelle  on assiste aujourd’hui.  Dans l’histoire récente, l’antagonisme  entre l’Occident,  la Russie  et   le monde musulman  a eu pour point focal la  guerre en Bosnie  durant laquelle  l’Union Européenne, les États-Unis et le Vatican reconnurent l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie catholiques. Les Croates reçurent le soutien militaire de l’Allemagne et des puissances de l’Europe occidentale. Les pays musulmans ont soutenu leurs coreligionnaires bosniaques,  et la Russie  les Serbes orthodoxes. Ce soutien russe  n’est d’ailleurs pas une nouveauté et   la Russie tsariste s’était érigée en protectrice des slaves   des  Balkans  et  de tous les  orthodoxes de l’Empire ottoman  afin de s’immiscer dans ses  affaires intérieures et de provoquer son démembrement. Le conflit d’intérêts entre la protection accordée par le tsar aux moines orthodoxes de Palestine et celle que la France exerçait sur les sujets catholiques du sultan fut à l’ origine  de la guerre de Crimée (1853-56). 
Les  guerres menées par les Etats-Unis au Moyen-Orient, la « guerre mondiale contre le terrorisme islamiste » déclarée par l’Occident, l’islamophobie et la haine des  musulmans radicaux envers l’Occident qui se nourrissent mutuellement, ont occulté  l’antagonisme existant entre le christianisme occidental et l’orthodoxie.  Et si  le Moyen-Orient apparait comme un des théâtres  où s’exercent  l’hégémonisme américains et sa confrontation avec la Russie,  il n’est pas le principal  comme en témoigne la crise en Ukraine.  Pays éclaté,   entre deux  « civilisations », avec une partie ouest attirée par l’Occident et une partie est russophone et russophile.  
L’hostilité des Etats-Unis  et, dans une moindre mesure  celle de l’Europe   de l’Ouest,  envers la Russie  qui   a survécu à  la  chute  de  l’Union soviétique a de  très anciennes racines, non seulement historiques mais religieuses.  Ces  dernières ont  pour fondement  l’antagonisme entre le christianisme occidental  et l’orthodoxie qui  demeure une composante essentielle de l’identité et du patriotisme russe.   Sans vouloir minimiser l’impérialisme russe et soviétique et,   contrairement à  ce que veut nous faire croire la propagande anti russe,  c’est la Russie  qui a  presque toujours été attaquée  par  l’Occident tout au long de l’histoire. Et, à l’époque tsariste, ses propres conquêtes avaient  pour objectif son désenclavement et l’accès aux  mers chaudes.  La première  de ces agressions  occidentales fut  celle des chevaliers Teutoniques  soutenus par la papauté qui voulait convertir la Russie au christianisme latin et qui furent  battus par saint Alexandre Nevski (1242). Au cours du XIVe et du XVe siècle, Polonais et Lituaniens catholiques avaient dominé les confins occidentaux du domaine originel de la société orthodoxe russe. Ils y imposèrent l’union avec l’Église romaine, tout en maintenant le rite oriental. Au cours des siècles suivants, la Russie a toutefois réussi à regagner, l’un après l’autre, les territoires qui avaient subi la domination occidentale.  Les   tentatives  avortées de conquêtes de  Charles XII de Suède,  de Napoléon et d’Hitler n’ont  certes  plus revêtu  un caractère religieux,  mais elles  n’en reflètent   pas moins,  les visées  occidentales sur la Russie. Et, s’agissant  de l’agression hitlérienne,  d’un conflit de  civilisation  ayant  pour les nazis une dimension raciale.   Lors de la guerre froide   à caractère idéologique entre  l’URSS et les Etats-Unis,    ces derniers n’hésitèrent pas  à  qualifier leur combat de « croisade »  contre   « l’empire du mal », termes ayant une connotation  biblique.   Et ils instrumentalisèrent le catholicisme polonais avec l’aide de Jean Paul II pour abattre l’empire soviétique.  Ont aurait pu croire que l’effondrement de l’Union soviétique  mette fin  la détermination  de Washington  à abattre la puissance, fort amoindrie,  de Moscou. Mais il n’en fut rien, comme en témoigne l’avancée de l’Otan jusqu’aux  frontières de la Russie,  l’offre inconsidérée d’association  à  l’Union Européenne  faite  par celle-ci à  l’Ukraine,  en dépit de ses  liens historiques avec la Russie,   le soutien américain et européen  à   la politique extrémiste du gouvernement nationaliste de Kiev et le rôle de la CIA  et de certaines ONG américaines qui, sous couvert de défense de la démocratie,   ont soutenus en sous-main les manifestations de la place Maïdan en février 2014  qui ont débouché sur le basculement de pouvoir à  Kiev.   Il ne s’agit pas de disculper la Russie qui est autant responsable que les puissances occidentales et le gouvernement  de Kiev de la crise. Mais la diabolisation de Poutine par l’Occident est injuste. Le retour de la Crimée dans le giron russe, reflète moins les visées expansionnistes de la Russie qu’une réponse  à  l’agression dont elle a été victime et un juste retour des choses. Une autre conséquence   des  sanctions contre la Russie a été de la jeter dans les bras de la Chine. Avec pour effet pervers, du point de vue  des intérêts des Etats-Unis, la constitution par ces deux puissances  d’un bloc euro-asiatique allant du Pacifique aux portes de la Pologne, déterminé à  s’opposer à l’hégémonie planétaire américaine.  Quant à l’Europe, il est regrettable qu’elle se soit alignée sur la politique américaine, jetant ainsi aux orties « l’Europe de l’Atlantique à  l’Oural » rêvée par le général de Gaulle.    


Ibrahim Tabet  

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