L’Ukraine et
le choc des civilisations
Dans Le choc des Civilisations Samuel
Huntington écrivait que « depuis la fin de la guerre froide, les
distinctions majeures entre les peuples sont culturelles ». D’après lui, « la religion est de
plus en plus en passe de faire intrusion dans les affaites internationales […]
Et dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’identité culturelle qui détermine
surtout les associations et les antagonismes entre pays ». Il attribuait en conséquence au facteur « religio-culturel » un rôle déterminant dans l’explication des
conflits et des guerres civiles qui ont éclatés depuis la fin de la guerre
froide, ou sont appelés à le faire. Décrivant les antagonismes millénaires existant entre les trois grandes
civilisations, chrétienne-occidentale, arabo-musulmane et slavo-orthodoxe, il
prophétisait leur exacerbation à laquelle on assiste aujourd’hui. Dans l’histoire récente, l’antagonisme entre l’Occident, la Russie
et le monde musulman a eu pour point focal la guerre en Bosnie durant laquelle l’Union Européenne, les États-Unis et le
Vatican reconnurent l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie catholiques.
Les Croates reçurent le soutien militaire de l’Allemagne et des puissances de
l’Europe occidentale. Les pays musulmans ont soutenu leurs coreligionnaires
bosniaques, et la Russie les Serbes orthodoxes. Ce soutien russe n’est d’ailleurs pas une nouveauté et la Russie tsariste s’était érigée en
protectrice des slaves des Balkans
et
de tous les orthodoxes de
l’Empire ottoman afin de s’immiscer dans
ses affaires intérieures et de provoquer
son démembrement. Le conflit d’intérêts entre la protection accordée par le
tsar aux moines orthodoxes de Palestine et celle que la France exerçait sur les
sujets catholiques du sultan fut à l’ origine de la guerre de Crimée (1853-56).
Les guerres menées par les Etats-Unis au
Moyen-Orient, la « guerre mondiale contre le terrorisme islamiste » déclarée
par l’Occident, l’islamophobie et la haine des
musulmans radicaux envers l’Occident qui se nourrissent mutuellement,
ont occulté l’antagonisme existant entre
le christianisme occidental et l’orthodoxie. Et si le Moyen-Orient apparait comme un des théâtres
où s’exercent l’hégémonisme américains et sa confrontation
avec la Russie, il n’est pas le principal
comme en témoigne la crise en Ukraine. Pays éclaté, entre deux
« civilisations », avec une partie ouest attirée par
l’Occident et une partie est russophone et russophile.
L’hostilité des Etats-Unis et, dans une moindre mesure celle de l’Europe de
l’Ouest, envers la Russie qui a
survécu à la chute
de l’Union soviétique a de très anciennes racines, non seulement
historiques mais religieuses. Ces dernières ont pour fondement
l’antagonisme entre le christianisme occidental et l’orthodoxie qui demeure une composante essentielle de
l’identité et du patriotisme russe. Sans vouloir minimiser l’impérialisme russe et
soviétique et, contrairement à ce que veut nous faire croire la propagande
anti russe, c’est la Russie qui a presque toujours été attaquée par l’Occident tout au long de l’histoire. Et, à
l’époque tsariste, ses propres conquêtes avaient pour objectif son désenclavement et l’accès
aux mers chaudes. La première de ces agressions occidentales fut celle des chevaliers Teutoniques soutenus par la papauté
qui voulait convertir la Russie au christianisme latin et qui furent battus par saint Alexandre Nevski (1242). Au cours du XIVe et du XVe siècle, Polonais et
Lituaniens catholiques avaient dominé les confins occidentaux du domaine
originel de la société orthodoxe russe. Ils y imposèrent l’union avec l’Église romaine, tout en
maintenant le rite oriental. Au cours des siècles suivants, la Russie a
toutefois réussi à regagner, l’un après l’autre, les territoires qui avaient
subi la domination occidentale. Les tentatives avortées de conquêtes de Charles XII de Suède, de Napoléon et d’Hitler n’ont certes plus revêtu un caractère religieux, mais elles n’en reflètent
pas moins, les visées occidentales sur la Russie. Et, s’agissant de l’agression hitlérienne, d’un conflit de civilisation
ayant pour les nazis une dimension
raciale. Lors de la guerre froide à
caractère idéologique entre l’URSS et les
Etats-Unis, ces derniers n’hésitèrent
pas à qualifier leur combat de « croisade »
contre « l’empire du mal », termes ayant
une connotation biblique. Et ils instrumentalisèrent le catholicisme
polonais avec l’aide de Jean Paul II pour abattre l’empire soviétique. Ont aurait pu croire que l’effondrement de
l’Union soviétique mette fin la détermination de Washington à abattre la puissance, fort amoindrie, de Moscou. Mais il n’en fut rien, comme en témoigne
l’avancée de l’Otan jusqu’aux frontières
de la Russie, l’offre inconsidérée d’association
à l’Union Européenne faite par celle-ci à
l’Ukraine, en dépit de ses liens historiques avec la Russie, le
soutien américain et européen à la politique extrémiste du gouvernement nationaliste
de Kiev et le rôle de la CIA et de
certaines ONG américaines qui, sous couvert de défense de la démocratie, ont soutenus en sous-main les manifestations
de la place Maïdan en février 2014 qui ont débouché sur le basculement de
pouvoir à Kiev. Il ne
s’agit pas de disculper la Russie qui est autant responsable que les puissances
occidentales et le gouvernement de Kiev
de la crise. Mais la diabolisation de Poutine par l’Occident est injuste. Le retour
de la Crimée dans le giron russe, reflète moins les visées expansionnistes de la
Russie qu’une réponse à l’agression dont elle a été victime et un
juste retour des choses. Une autre conséquence
des sanctions contre la Russie a
été de la jeter dans les bras de la Chine. Avec pour effet pervers, du point de
vue des intérêts des Etats-Unis, la
constitution par ces deux puissances
d’un bloc euro-asiatique allant du Pacifique aux portes de la Pologne, déterminé
à s’opposer à l’hégémonie planétaire américaine. Quant à l’Europe, il est regrettable qu’elle
se soit alignée sur la politique américaine, jetant ainsi aux orties « l’Europe
de l’Atlantique à l’Oural » rêvée
par le général de Gaulle.
Ibrahim Tabet
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