Liban – Syrie : « un
seul peuple dans deux États » ou deux frères ennemis ?
La question des
relations libano-syriennes est revenue sur le devant de la scène avec le débat sur
le retour dans des zones sécurisées en Syrie des réfugiés syriens présents en masse au Liban. Une partie des
Libanais prône un dialogue concernant ce problème
avec le gouvernement syrien et l’autre y est catégoriquement opposée. Ce
clivage recoupe d’une part celui entre
pragmatistes et idéologues
( ou idéalistes), et d’autre part celui entre partisans ou
adversaires du pouvoir syrien. Les premiers estiment qu’il est irréaliste d’espérer leur retour sans entamer des négociations avec
Damas, même s’ils dénoncent les exactions du régime et n’oublient pas son rôle lors de l’occupation du Liban. Certains
d’entre eux doutant même de la capacité
de l’ONU à l’assurer et des intentions de la soi-disant communauté
internationale dont la priorité est d’endiguer l’afflux des migrants en Europe.
Tandis que les seconds fondent leur opposition sur des considérations morales (dénonciation d’un « régime
criminel ») ou politiques. C’est
le cas du camp souverainiste qui redoute que cela n’ouvre de nouveau la porte à ses ingérences dans les affaires intérieures
libanaises. Tandis que le « 8 mars », mené par le Hezbollah, est naturellement pour un dialogue, voire un
rapprochement avec Damas. L’ambassadeur
de Syrie au Liban a d’ailleurs précisé que la question du retour des réfugiés devra être directement négociée avec le
gouvernement syrien. La méfiance de ses
adversaires envers les visées hégémoniques de la Syrie a été ravivée par la déclaration menaçante
d’un porte-parole de l’opposition
syrienne selon laquelle le Liban est « une erreur géographique » et
les Libanais ne devraient pas oublier
qu’il suffit que 10% des réfugiés syriens prennent les armes pour mettre leur
pays à feu et à sang.
L’âpreté de la
controverse s’explique aussi par le facteur confessionnel. Bien qu’ils ne
l’expriment pas ouvertement au nom du politiquement correct, les chrétiens qui
considèrent la présence des réfugiés
syriens comme une menace existentielle,
et dans une moindre mesure les
chiites, y sont le plus opposés tandis
que les sunnites le sont beaucoup moins. Cela dit, ils sont tous
conscients que ce retour n’est pas pour demain et qu’il dépend de
facteurs sur lesquels ils n’ont pas
d’influence, comme le rythme de la reconstruction de la Syrie après
l’arrêt éventuel de la guerre et l’instauration hypothétique
d’un gouvernement de transition ;
la volonté de retour des réfugiés et celle de Bachar el Assad qui
semble devoir rester en place à les y encourager. En dépit de ses déclarations, il est en effet permis d’en douter d’autant
plus qu’il a pratiqué des échanges de
population et qu’il ne verra sans doute
pas d’un bon œil l’arrivée de
déplacés ayant fuit la brutalité de sa
répression et animés de rancune envers lui.
Cette controverse
et l’intervention militaire du Hezbollah aux côtés du régime syrien montrent à quel point le destin du Liban est étroitement
lié à
la Syrie. Ce n’est pas nier la spécificité culturelle libanaise par rapport à
sa voisine que de reconnaître que
Hafez el Assad a eu en partie raison de déclarer
- certes non sans arrières pensées d’Anschluss
- que «
Libanais et Syrien forment un même peuple dans deuz États » . Si l’Histoire et l’aspiration
libanaise à l’indépendance a séparé les
deux peuples, cette séparation est largement fictive depuis l’afflux d’un million et demi de réfugiés
syriens au Liban dont un nombre
important s’est fondu dans la population locale. Le tracé des frontières entre les deux pays date des
années 1920. Auparavant seul le Mont-Liban jouissait d’un statut autonome reconnu internationalement, alors que les
autres régions qui allaient former le « Grand-Liban », y compris
Beyrouth, ainsi que les vilayets syriens étaient directement gouvernées
par la Porte. Trois développements importants ont eu lieux depuis
lors : un renforcement du nationalisme libanais auquel s’est ralliée la frange irrédentiste de la population,
notamment sunnite ; l’admission
par la majorité des Maronites de
« l’arabité » du Liban,
concept cependant maintenant
pratiquement vidé de son sens avec la division du monde arabe et la montée des deux
islamismes antagonistes, chiite et sunnite ; enfin la mise au placard, du moins officiellement, par les
autorités syriennes du rêve de Grande-Syrie
. Cela n’a pas empêché les relations entre les deux pays d’être la plupart du
temps conflictuelles depuis leur accès à l’indépendance en 1944 et de constituer une pomme de discorde entre
Libanais. Ce fut surtout le cas durant la guerre de quinze ans (1975-1989)
suivie de l’occupation du Liban par la Syrie jusqu’en 2005. Les Libanais n’ont
pas oublié les atrocités commises par la
soldatesque et les services de renseignement syriens, y compris les bombardements et les campagnes terroristes
visant surtout les quartiers chrétiens,
ainsi que l’assassinat des
opposants à leur tutelle, dont celui de
Rafic Hariri. Mais ils n’ont jamais fait
d’amalgame entre le régime et le peuple syrien,
n’y éprouvé de haine envers ce dernier, comparable à celle des peuples soumis au joug de l’occupation nazie. Et alors que les pays
européens sont obsédés par l’afflux d’un nombre minime de migrants au regard de leurs populations et de leurs ressources, le Liban a accueilli
avec générosité la proportion la plus élevée au monde de réfugiés syriens par rapport à sa population et sa superficie. Cependant le fardeau sur l’économie et la concurrence sur l’emploi qu’ils
représentent, ainsi que la menace
sécuritaire qu’ils font planer, suscitent l’émergence d’une sourde hostilité,
voire de relents de racisme à leur encontre. Il ne faudrait pas
que ces sentiments ternissent l’amitié entre les deux peuples au delà des différents
entre les deux États.
Ibrahim
Tabet