Le regain de l’islamophobie
Si le retour du religieux se manifeste par un regain
d’Islamophobie, le phénomène n’est pas nouveau et remonte à l’antagonisme
millénaire entre la chrétienté occidentale et le monde musulman. Le Coran a été
traduit pour la première fois en latin au XIe siècle, dans le but de
montrer que l’islam est une dangereuse erreur et que Mahomet était un faux
prophète et un antéchrist. Dans l’Orientaliste, ouvrage de référence traitant de la vision
occidentale des Arabes et de l’islam, Edward Saïd écrit : « Pendant une grande partie de son histoire, l’Orient
arabe et musulman a été le seul à présenter à l’Europe un défi permanent […] Et
durant toute cette période, l’idée de l’Orient a oscillé dans l’esprit de
l’Occident entre le mépris et la peur 1». Avec l’affirmation progressive de la suprématie
occidentale et le déclin de l’Empire ottoman, la crainte que suscitait le monde
musulman laisse la place au XIXe siècle à des courants de pensée dominés par un
sentiment de supériorité de l’Occident sur les autres civilisations, voire par
des relents de racisme. La vision européenne de l’islam est très négative. Dans
son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney, prônant une vision essentialiste, affirme qu’islam et
despotisme vont de pair, ce dernier étant la conséquence directe de l’esprit du
Coran. Pour lui l’état « d’arriération » des populations islamiques est
indéniablement lié à l’application par ces peuples des normes de l’islam. Ernest Renan a jeté un
véritable anathème sur l’islam. Son discours au Collège de France (1882) a fait
date dans l’histoire des théories racistes. Pour
lui « la condition essentielle pour que la civilisation européenne se
répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, le pouvoir
théocratique de l’islamisme […] L’islam est la plus complète négation de
l’Europe. L’islam est le fanatisme. L’islam est le dédain de la science, la
suppression de la société civile, c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit
sémitique rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute […] recherche rationnelle, pour le mettre en face
d’une éternelle tautologie ; Dieu est Dieu. 2 » Pour Edward Saïd « la
culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en en se
démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une
forme d’elle-même inférieure et refoulée. » Il dénonce « le
filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, et
d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman. 3 »
Edulcorée depuis la fin de l’époque coloniale, les
appels au « dialogue des civilisations et des religions » initié
depuis le concile Vatican II, et le discours politiquement correct des principaux
partis politiques européens, à l’exception de l’extrême-droite, cette vision
négative connaît un regain d’actualité. Montée de l’islamisme radical, atrocités
commises au nom de l’islam par des organisations terroristes, absence de démocratie,
non respect des droits de l’homme et statut inférieur de la femme, lot commun des
pays musulmans, donnent de l’islam une image déplorable. Les analyses à caractère
essentialiste le concernant abondent dans les médias et les débats politiques. Et
Internet déborde de messages stigmatisant les musulmans. Le discours désormais
dominant considère que la
présence musulmane va au-delà d’un simple phénomène démographique, et représente un défi à l’Europe. Pour Raphaël Logier «
l’islam est devenu le négatif de l’identité européenne 4 ». Et la
réaffirmation par l’Occident postchrétien de ses valeurs judéo-chrétiennes
apparaît comme un antidote dans un contexte
mondial de crispation identitaire de l’islam.
Au même titre
que la langue, la nationalité ou l’ethnie, la religion est en effet un paramètre déterminant de l’identité collective ou
individuelle et un élément fondateur de toute civilisation, de toute culture. La croyance religieuse et le
sentiment d’appartenance identitaire sont toutefois deux choses différentes. On peut être à la fois athée
et chrétien, musulman ou juif identitaire ou de culture. C’est le cas en
France où
la déchristianisation n’empêche pas la
plupart des Français de souche de se sentir culturellement agressés par les manifestations
ostentatoires d’appartenance religieuses
de la part de certains musulmans comme le port du hijab par les femmes. Combiné
avec la perception d’une menace supposée que ferait peser l’immigration
musulmane sur la civilisation européenne, le lien établi entre immigration et
délinquance, et les attentats terroristes perpétrés par des jihadistes français,
ce sentiment explique la montée de l’islamophobie. Bien que la majorité des
musulmans adhère au modèle français de laïcité et ne cherche qu’à s’intégrer, beaucoup
de Français pensent que tout musulman, même modéré, serait inassimilable.
Estimant que l’islam est une religion
guerrière, ils font l’amalgame entre
islam et violence. Jouant à rebours sur leur propension à se faire peur, Michel
Houelbeck décrit dans son roman-fiction « Soumission » une France
gouvernée pacifiquement et sans réelle opposition par un parti musulman en 2022
( bien que les musulmans de France n’ont jamais eu la volonté de créer un
parti ou même un lobby musulman ). Et dans « Le Suicide Français » Eric Zeymour, analyse la perte de
valeur qui, selon lui, caractérise la
France depuis mai 68, et dénonce le communautarisme et l’action corrosive de
l’immigration musulmane sur le modèle de laïcité républicaine.
Alimentant les
thèses du Front National, cet
antagonisme envers l’islam est assez largement
répandu parmi les pays européens. C’est ainsi par exemple que
l’Allemagne est le théâtre de manifestations antimusulmanes de la part de
groupuscules racistes d’extrême-droite, comme PEGIDA (Les Européens Patriotes contre l’Islamisation de l’Occident) qui
rappellent ici de mauvais souvenirs et sont dénoncés par la majorité de
l’opinion. L’intégration d’une population
musulmane en pleine croissance apparaît comme un des principaux défis que devra
affronter l’Europe. Cela implique de trouver un équilibre entre sécurité et
liberté. Pallier au sentiment d’exclusion des populations musulmanes issues de
l’immigration. Lutter contre la propagande islamiste sur les réseaux sociaux.
Et favoriser l’éclosion d’un islam européen en formant des prédicateurs locaux
et en réglementant les financements étrangers des institutions musulmanes.
Bien que le cas du Liban soit différent et que les
Libanais partagent en gros la même culture et les mêmes mœurs, beaucoup de chrétiens
libanais éprouvent une méfiance grandissante envers l’islam, surtout sunnite.
Malgré l’existence d’une écrasante majorité modérée en son sein, celui-ci est en
effet perçu comme étant moins ouvert et
moins tolérant que le chiisme. Et on constate une moindre animosité de la part
de ses opposants chrétiens envers le Hezbollah considéré comme un rempart face
à Daech. Ce n’est pas le sort subi par leurs coreligionnaires syriens et irakiens aux mains
de cette organisation criminelle, ni le spectacle d’islamistes barbus à Tripoli,
ni la présence de deux million de réfugiés syriens et palestiniens sur le
territoire national, et encore moins la déferlante takfiriste en Syrie qui
risque d’apaiser leurs craintes. Ce constat ne reflète ni une adhésion à la thèse de l’alliance des
minorités implicitement prônée par le général Aoun avec son discours
confessionnel, ni un plaidoyer en faveur d’un repli communautaire, mais un fait. Ce n’est pas
l’instauration d’une laïcité utopique qui pourrait consolider le vivre ensemble des communautés
libanaises. Malgré ses lacunes, dont une paralysie récurrente, le système libanais
de partage du pouvoir entre ses différences
composantes religieuses s’est en
effet avéré plus résilient que les régimes autoritaires syrien et irakien dont
la laïcité formelle n’a pas empêché l’accaparement communautaire du pouvoir et l’éclatement de ces deux pays.
Ibrahim Tabet
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1 et 3 L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, Edward Saïd, Seuil, 1994
2 Renan cité par Georges Corm dans Orient-Occident, la fracture imaginaire,
La Découverte, 2001.
4 Géopolitique du christianisme, Raphaël Logier
(avec Blandine Chelini-Pont), Ellipses, 2003