Monday, August 17, 2015

Le regain de l’islamophobie
Si le retour du religieux se manifeste par un regain d’Islamophobie, le phénomène n’est pas nouveau et remonte à l’antagonisme millénaire entre la chrétienté occidentale et le monde musulman. Le Coran a été traduit pour la première fois en latin au XIe siècle, dans le but de montrer que l’islam est une dangereuse erreur et que Mahomet était un faux prophète et un antéchrist. Dans l’Orientaliste, ouvrage de référence traitant de la vision occidentale des Arabes et de l’islam, Edward Saïd  écrit : « Pendant une grande partie de son histoire, l’Orient arabe et musulman a été le seul à présenter à l’Europe un défi permanent […]  Et durant toute cette période, l’idée de l’Orient a oscillé dans l’esprit de l’Occident entre le mépris et la peur 1».  Avec l’affirmation progressive de la suprématie occidentale et le déclin de l’Empire ottoman, la crainte que suscitait le monde musulman laisse la place au XIXe siècle à des courants de pensée dominés par un sentiment de supériorité de l’Occident sur les autres civilisations, voire par des relents de racisme. La vision européenne de l’islam est très négative. Dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney, prônant une vision essentialiste, affirme qu’islam et despotisme vont de pair, ce dernier étant la conséquence directe de l’esprit du Coran. Pour lui l’état « d’arriération » des populations islamiques est indéniablement lié à l’application par ces peuples des normes de l’islam. Ernest Renan a jeté un véritable anathème sur l’islam. Son discours au Collège de France (1882) a fait date dans l’histoire des théories racistes. Pour lui « la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, le pouvoir théocratique de l’islamisme […] L’islam est la plus complète négation de l’Europe. L’islam est le fanatisme. L’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile, c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute […]  recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie ; Dieu est Dieu. 2 » Pour Edward Saïd « la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. » Il dénonce « le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, et d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman. 3 »
Edulcorée depuis la fin de l’époque coloniale, les appels au « dialogue des civilisations et des religions » initié depuis le concile Vatican II, et le discours politiquement correct des principaux partis politiques européens, à l’exception de l’extrême-droite, cette vision négative connaît un regain d’actualité. Montée de l’islamisme radical, atrocités commises au nom de l’islam par des organisations terroristes, absence de démocratie, non respect des droits de l’homme et statut inférieur de la femme, lot commun des pays musulmans, donnent de l’islam une image déplorable. Les analyses à caractère essentialiste le concernant abondent dans les médias et les débats politiques. Et Internet déborde de messages stigmatisant les musulmans. Le discours désormais dominant considère que la présence musulmane va au-delà d’un simple phénomène démographique, et représente un défi à l’Europe. Pour Raphaël  Logier «  l’islam est devenu le négatif de l’identité européenne 4 ». Et la réaffirmation par l’Occident postchrétien de ses valeurs judéo-chrétiennes apparaît comme un antidote dans un contexte  mondial de crispation identitaire de l’islam.  
Au même titre que la langue, la nationalité ou l’ethnie, la religion est en effet un paramètre  déterminant de l’identité collective ou individuelle et un élément fondateur de toute civilisation, de toute culture. La croyance religieuse et le sentiment d’appartenance identitaire sont toutefois deux choses différentes. On peut être à la fois athée et chrétien, musulman ou juif  identitaire ou de culture. C’est le cas en France la déchristianisation n’empêche pas  la plupart des Français de souche de se sentir culturellement agressés par les manifestations ostentatoires  d’appartenance religieuses de la part de certains musulmans comme le port du hijab par les femmes. Combiné avec la perception d’une menace supposée que ferait peser l’immigration musulmane sur la civilisation européenne, le lien établi entre immigration et délinquance, et les attentats terroristes perpétrés par des jihadistes français, ce sentiment explique la montée de l’islamophobie. Bien que la majorité des musulmans adhère au modèle français de laïcité et ne cherche qu’à s’intégrer, beaucoup de Français pensent que tout musulman, même modéré, serait inassimilable. Estimant que l’islam est une religion guerrière, ils font  l’amalgame entre islam et violence. Jouant à rebours sur leur propension à se faire peur, Michel Houelbeck décrit dans son roman-fiction  «  Soumission » une France gouvernée pacifiquement et sans réelle opposition par un parti musulman en 2022 ( bien que les musulmans de France n’ont jamais eu la volonté de créer un parti  ou même un lobby musulman ). Et dans «  Le Suicide Français » Eric Zeymour, analyse la perte de valeur  qui, selon lui, caractérise la France depuis mai 68, et dénonce le communautarisme et l’action corrosive de l’immigration musulmane sur le modèle de laïcité républicaine.
 Alimentant les thèses du Front  National, cet antagonisme envers l’islam est assez largement  répandu parmi les pays européens. C’est ainsi par exemple que l’Allemagne est le théâtre de manifestations antimusulmanes de la part de groupuscules racistes d’extrême-droite, comme PEGIDA (Les Européens Patriotes contre l’Islamisation de l’Occident) qui rappellent ici de mauvais souvenirs et sont dénoncés par la majorité de l’opinion. L’intégration d’une population musulmane en pleine croissance apparaît comme un des principaux défis que devra affronter  l’Europe. Cela implique de trouver un équilibre entre sécurité et liberté. Pallier au sentiment d’exclusion des populations musulmanes issues de l’immigration. Lutter contre la propagande islamiste sur les réseaux sociaux. Et favoriser l’éclosion d’un islam européen en formant des prédicateurs locaux et en réglementant les financements étrangers des institutions musulmanes.
Bien que le cas du Liban soit différent et que les Libanais partagent en gros la même culture et les mêmes mœurs, beaucoup de chrétiens libanais éprouvent une méfiance grandissante envers l’islam, surtout sunnite. Malgré l’existence d’une écrasante majorité modérée en son sein, celui-ci est en effet perçu comme étant moins ouvert  et moins tolérant que le chiisme. Et on constate une moindre animosité de la part de ses opposants chrétiens envers le Hezbollah considéré comme un rempart face à Daech. Ce n’est pas le sort subi par leurs  coreligionnaires syriens et irakiens aux mains de cette organisation criminelle, ni le spectacle d’islamistes barbus à Tripoli, ni la présence de deux million de réfugiés syriens et palestiniens sur le territoire national, et encore moins la déferlante takfiriste en Syrie qui risque d’apaiser leurs craintes. Ce constat ne reflète ni  une adhésion à la thèse de l’alliance des minorités implicitement prônée par le général Aoun avec son discours confessionnel, ni un plaidoyer en faveur d’un repli  communautaire, mais un fait. Ce n’est pas l’instauration d’une laïcité utopique qui pourrait  consolider le vivre ensemble des communautés libanaises. Malgré ses lacunes, dont une paralysie récurrente, le système libanais de partage du pouvoir entre ses différences  composantes religieuses s’est  en effet avéré plus résilient que les régimes autoritaires syrien et irakien dont la laïcité formelle n’a pas empêché l’accaparement communautaire du pouvoir et  l’éclatement de ces deux pays.  

Ibrahim Tabet
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1 et 3 L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, Edward Saïd, Seuil, 1994
2  Renan cité par Georges Corm dans Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, 2001.
4 Géopolitique du christianisme, Raphaël Logier (avec Blandine Chelini-Pont), Ellipses, 2003