Le désenchantement d’un monde.
Le soir de ma vie s’accompagne de la fin de mes illusions ;
du désenchantement de mon monde.
Franco-libanais de cœur et de nationalité, il m’a été donné d’assister au
déclin de la France et à la faillite du Liban. J’ai vécu en France de 1959 à
1970 à la grande époque où le général de Gaulle, revenu aux affaires, présidait
aux destinées du pays. Personnalité historique française la plus marquante du
XXe siècle, il a porté à son apogée le rayonnement et l’influence politique
internationale de la France qui jouissait également alors d’une forte
croissance économique et du plein emploi.
Cette période faste a fait place aujourd’hui à une crise
multiforme, économique, sociale, sociétale et morale qui s’exprime de
différentes manières. Qu’il s’agisse du mouvement des gilets jaunes provoqué
par le sentiment de déclassement d’une frange de la population, du problème de
banlieues devenues des « territoires perdus de la République » (selon
le titre d’un ouvrage qui a fait grand bruit lors de sa parution, au début des
années 2000) ou des polémiques autour de la thèse controversée du « grand
remplacement » et de la menace que ferait peser l’islamisme sur la
civilisation française. Cela étant dit, les Français jouissent d’une qualité de
vie et surtout d’une protection sociale enviables, même comparées aux autres
pays développés. Ce qu’exprime la boutade selon laquelle « ils se croient
en enfer alors qu’ils vivent au paradis ».
Si les Français se plaignent de leur sort et conspuent
leur gouvernement, que dire de la classe politique libanaise et du sort des
Libanais dont l’horizon paraît bouché ! Les trente premières années de mon
existence sont aussi celles des trente premières années glorieuses du Liban
indépendant. Âge d’or qui lui a valu le surnom de « Suisse du
Moyen-Orient » et a été suivi de sa descente aux enfers entre 1975 et 1990.
Sa destruction aux mains de l’étranger et des Libanais eux-mêmes a suscité en
moi une profonde amertume.
Quant à l’espoir entretenu par l’œuvre de reconstruction
entreprise par Rafic Hariri, il n’a pas tardé à laisser place à la désillusion.
La fin de la prépondérance chrétienne, les changements démographiques et la
contre-culture représentée par le Hezbollah ont profondément altéré le visage
du Liban. Les causes de son effondrement financier et économique sont
connues : confessionnalisme, corruption, clientélisme, venues au pouvoir
de partis issus des milices, collusion entre une oligarchie politique mafieuse
et des milieux bancaires et d’affaires au détriment de l’intérêt de l’État et
de la population, système financier alimentant un déficit et une dette publique
insoutenables, et économie de rente décourageant les investissements
productifs.
Le seul espoir de redressement réside dans la jeunesse
qui s’est soulevée depuis le 17 octobre, bien que le civisme et la nature
transcommunautaire du mouvement aient été entachés par les agissements des
nervis d’Amal. Mince espoir démenti toutefois par la vague d’émigration de
beaucoup de ces jeunes en quête d’un avenir meilleur. En effet, à supposer que
les réformes nécessaires soient mises en œuvre, que des élections législatives
fassent émerger une nouvelle classe politique, que le pays bénéficie d’une aide
internationale et des revenus de l’exploitation de ses ressources potentielles
de gaz offshore, il faudra des années pour que les Libanais retrouvent le niveau
de vie qui était le leur avant l’effondrement. Ce qui signifie que beaucoup de
gens de ma génération ne verront probablement pas le bout du tunnel.
Ibrahim Tabet,