La crise de la France et de l’Europe
Bien que le
thème de ma conférence soit d’actualité, je l’ai surtout choisi parce que j’ai
mal à la France, et suis choqué par la chienlit qui sévit depuis quatre mois et
les scènes de violence comme celles de samedi dernier sur les Champs-Élysées.
Le phénomène
des Gilets jaunes aurait été Impensable dans n’importe quel autre pays européen dont la plupart des citoyens
sont loin de jouir des mêmes avantages sociaux que les Français. Il est
malheureusement révélateur de la gravité de la crise sociétale, morale et
économique, que connait la France et ne date pas du quinquennat Macron. La crise, d’aucuns
parlent même de déclin annoncé de
l’Europe, en proie à des divisions et au désamour de beaucoup de ses citoyens, n’est
pas moins profonde. J’aborderai d’abord le cas de la France, puis celui de l’Union Européenne, objet
des débats opposant européistes et
eurosceptiques, à la veille des élections en mai prochain au Parlement européen.
Je regrette de
ne parler que des motifs d’inquiétude qu’inspirent la situation, de ma seconde
patrie sans souligner ses aspects positifs, mais ce n’est pas l’objet de cet
exposé. Je le terminerai néanmoins par une note d’espoir en conclusion
1 La crise de la France
Elu par
défaut, Emmanuel Macron s’est positionné comme étant « en même
temps » de gauche et de droite mais a en réalité adopté une politique de
droite. Malgré son impopularité record,
il faut cependant reconnaître que c’est un
des rares présidents depuis trente ans à avoir tenté, sans doute malhabilement,
de faire passer des réformes
indispensables au redressement de la France. Mais il n’a pas pu ou voulu diminuer
le nombre de fonctionnaires comme le
préconisait François Fillon, ainsi
que le fardeau insoutenable des
dépenses publiques, les plus élevées du monde par rapport au PIB. Acquis aux
thèses néolibérales, il a choisi de privilégier une politique de l’offre
favorable aux entreprises et aux capitaux, supposée encourager les
investissements, contribuer à résorber le chômage et améliorer la compétitivité
de l’économie française. D’où des
mesures impopulaires comme la réforme du droit du travail, la
suppression de l’ISF (impôt sur la fortune)
destinée à enrayer la fuite des capitaux et l’adoption d’une flat taxe pour
les entreprises. Alors que, parallèlement, les retraités et les classes
moyennes et populaires ont vu une dégradation de leur pouvoir d’achat et de
certains services publics.
Le projet
d’augmentation de la taxe sur les carburants, motivé par des considérations
écologiques (encourager la transition énergétique) a été la goutte d’eau qui a
fait déborder le vase. Il a exacerbé le sentiment
d’injustice d’une partie de la population et leur ressentiment envers un président soupçonné de favoriser les plus riches et de vouloir remettre en
question le modèle social français. Nul
ne conteste le creusement des inégalités qui n’est d’ailleurs pas propre à la France. Lié à la libéralisation
des échanges, il a favorisé la croissance
économique de l’Asie au détriment de l’Occident, entrainant la révolte
des classes moyennes et populaires occidentales contre les classes supérieures
globalisées.
Cela ne justifie pas pour
autant la tournure violente qu’a prise le mouvement des Gilets jaunes. Et surtout les scènes de pillage et de destruction de biens publics et
privés qui ont marqué les manifestations,
même s’ils sont surtout le fait des Black-Blocks et des casseurs appartenant aux groupuscules d’extrême
droite et d’extrême gauche. Particulièrement choquante a été la profanation, le 1er décembre
2018, du symbole national que
représente l’Arc de triomphe dont l’image a fait le tour du monde et a
gravement terni celle de la France à l’étranger. Signe du mal qui ronge la société
française, ces casseurs saisissent la
moindre occasion, même festive,
comme lors de la célébration de la victoire de la France à la coupe du
monde de football pour exprimer leur haine de l’Etat et de la société en
brulant des voitures et en saccageant des commerces.
Par delà le
choc que suscite le mouvement des Gilets
jaunes la poursuite des réformes risque d’être définitivement compromise. Et
les Français apparaissent comme les plus fondeurs, les plus prompts à
manifester et les plus rétifs au changement parmi les Européens.
Confronté
aux revendications disparates et pour la plupart impossible à satisfaire des Gilets jaunes, M. Macron a fait face à des choix politiques et
économiques qui s’apparentent à la
quadrature du cercle. La contestation ne faiblit pas malgré le grand débat
national qu’il a initié, alors qu’il lui a été reproché de ne pas être à l’écoute du « peuple ».
Et bien qu’il ait décidé des mesures en faveur du pouvoir d’achat qui couteront
plus de 10 milliards d’euros
Outre
qu’elles contreviennent à la règle européenne de plafonnement du déficit public à 3%
du PIB, elles reviennent à renoncer à lutter contre la crise de la dette et du
déficit public. De plus, même si certaines revendications des Gilets jaunes peuvent paraître légitimes, leur
application ne pourra se faire sans une remise en cause du fonctionnement de
l'Union européenne. Or en l'état actuel des traités, les États membres ne
peuvent plus mener de politiques économiques et commerciales souveraines. A cela s’ajoute les pertes subies par l’économie françaises alors que le poids économique de la France par
rapport à l’Allemagne n’a fait que décroitre et que le couple
franco-allemand est de plus en plus déséquilibré en faveur de l’Allemagne.
Les trente glorieuses et les années fastes où le général de Gaulle présidait au destin du
pays ne sont plus qu’un lointain souvenir. L’espoir d’un avenir meilleur a fait
place à la désillusion. Le modèle social français est à bout de souffle. La désindustrialisation
et le chômage structurel apparaissent
comme une fatalité. Les inégalités de richesse se creusent de plus en plus. Il
existe une fracture entre les grandes villes et les zones rurales ; un sentiment de déclassement des franges moins favorisées
de la population et de rancœur
envers les élites ; et une mentalité d’assisté qui entrave toute
velléité de réforme de l’État providence.
A ces problèmes
économiques et sociaux s’ajoutent ceux posé par la présence en France de la
population musulmane la plus importante d’Europe, proportionnellement et en chiffres absolus, qui
alimente la théorie du grand remplacement
et la peur d’une
islamisation de la France. Bien que la majorité des musulmans se soient intégrés, particulièrement
inquiétants sont la montée de l’islamisme
radical, la menace terroriste et l’existence de zones de non droit dans certaines communes de banlieues, qualifiés de « territoires
perdus de la République ». On
peut aussi déplorer la soumission de certains maires ou directeurs
d’établissements aux revendications communautaristes, comme celle par exemple
de ne pas servir de porc dans les cantines des écoles. Ou le fait de bannir les
arbres de Noël des lieux publics au nom d’un intégrisme laïc
qui nie les racines chrétiennes de la France. Cela dit il existe une autre
forme de soumission, celle par exemple qui a conduit le chef de l’Etat à
ignorer la différence entre antisémitisme et antisionisme.
Si la majorité des
Français est attachée au vivre ensemble entre
chrétiens, juifs et musulmans, l’islamophobie de beaucoup de
Français de souche, fait pendant à la rancœur de beaucoup de jeunes musulmans
en particulier d’origine algérienne envers l’ancienne puissance coloniale.
Problème qui n’existe pas au Liban où tous les Libanais ont la
même culture en partage. Ce défi sociétal a
conduit le gouvernement français à tenter de promouvoir « un islam de
France » ; alors qu’il n’y ne devrait y a avoir en principe que des
musulmans en France. Et qu’il revient aux musulmans eux-mêmes de lutter
contre l’islamisme radical
Enfin les
valeurs traditionnelles profanes et religieuses sont en recul face au courant
libertaire dont la dernière
manifestation a été le remplacement des mots « père » et « mère »
par « parent 1 » et
« parent 2 » sur certains formulaires administratifs. Cette crise
morale a été dénoncée entre autres par Eric
Zeimour qui, dans « Le suicide
français », analyse la
perte de valeurs qui, selon lui, caractérise la France depuis mai 68, et dénonce
le communautarisme et l’action corrosive de l’immigration musulmane sur
le modèle de laïcité républicaine. Ses positions sur le déclin des valeurs morales, la
sécurité, l’islam, le reniement des racines chrétiennes de la France et l’Europe
sont proches de celles du Front National rebaptisé
Rassemblement National. Surfant sur la vague de mécontentement et d’inquiétude
des Français, les sondages le placent en tête
des intentions de vote aux prochaines élections européennes.
2 L’Europe
Les problèmes
socioéconomiques de la France sont les mêmes auxquels font face tous les gouvernements européens. Confrontés à la montée des mouvements
populistes tentés par le protectionnisme, leur marge de manœuvre est réduite face à la
globalisation des marchés des capitaux, des biens et des services et aux contraintes
d’austérité posées par Bruxelles et la monnaie unique.
Le Brexit, la venue au pouvoir de leaders populistes comme Mateo Salvini en
Italie ou Victor Orban en Hongrie et la création du groupe de Visegrad formé de 4 pays eurosceptiques (Hongrie, Pologne,
République tchèque et Slovaquie)
traduit un rejet grandissant des dictats des
eurocrates non élus de Bruxelles.
Il est moins question aujourd’hui de pousser
plus loin l’intégration de l’Union Européenne que d’en recoller les morceaux.
Et elle fait face à un défi quasi- existentiel : le contrôle des flux
migratoires qui risque d’augmenter avec la croissance démographique de l’Afrique,
et la difficile intégration de ses ressortissants musulmans. Bien que la
majorité d’entre eux ne cherchent qu’à
s’intégrer dans leur pays d’accueil, d’autres répugnent à adopter leurs mœurs
et leurs valeurs. Un des
phénomènes les plus visibles de ce problème est la prolifération du port ostentatoire
du voile intégral qui est moins un signe de religiosité que d’affirmation
identitaire. La réponse à ce problème varie selon les pays. Les deux cas
extrêmes sont la laïcité à la française et le multi culturalisme britannique qui ne cherche même pas à assimiler les minorités
issues de l’immigration. Et plusieurs
pays ont adopté des mesures visant à assurer l’émergence d’un islam
européen, telles que par exemple la formation des imams et l’interdiction du
financement des lieux de cultes musulmans par des institutions ou des gouvernements
étrangers. La sensibilité de l’opinion vis-à-vis de ce problème a été
illustrée par la chute de la popularité d’Angela Merkel suite à sa décision inconsidérée d’accueillir
un millions de migrants en Allemagne. Et les dissensions entre les
gouvernements européens sur la question des migrants ont provoqué entre autres
une querelle entre Paris et Rome.
A entendre
les cassandres du déclin de l’Europe et du péril musulman, il pourrait exister
une analogie entre le sort de l’Empire romain et celui du vieux continent à la démographie en berne. Les
musulmans représenteraient, pour
emprunter la terminologie de Toynbee, un
« prolétariat intérieur » et un « prolétariat extérieur »
menaçant sa civilisation. Alors
que la chute de Rome fut attribuée par les auteurs païens au dépérissement de
ses vertus viriles causée par l’apparition du christianisme et l’abandon de ses
dieux protecteurs, certains auteurs affirment aujourd’hui que la crise de la
culture européenne (titre d’un livre
d’Hannah Arendt) ne saurait être conjurée que par la réaffirmation de ses valeurs
judéo-chrétiennes. Et ils fustigent pêle-mêle la déchristianisation,
l’individualisme, l’hédonisme, la permissivité, le matérialisme et même le socialisme,
qui seraient la cause du délitement des valeurs fondatrices de la civilisation
européenne. Autrement plus inquiétants
sont les
mouvements d’extrême droite comme
Pegida (« Les Européens
patriotes contre l'islamisation de l'Occident »),
Cela dit, en dépit
des cassandres de la décadence occidentale, l’amollissement des
vertus qui ont fait l’ossature de sa civilisation est relatif. Il
existe toujours des citoyens français et européens prêts à se
mobiliser pour des causes qu’ils estiment justes, comme en
témoignent les manifestations en faveur du sauvetage de la planète
ou de davantage de justice sociale. Elles laissent peut être entrouverte la porte d’un redressement de la France et l’Europe. Pas dessus tout, les valeurs
occidentales fondées sur les droits de l’homme sont
celles auxquelles aspire tout homme épris de liberté et de dignité.
Et le sort des Européens, ainsi que leur qualité de vie, est
infiniment plus enviable que celui des citoyens de bien d’autres régions du
monde. En particulier le monde arabo-musulman en proie au fanatisme islamiste
et où sévissent des régimes autoritaires et corrompus. A preuve
que c’est vers l’Europe que fuient les victimes des violences sectaires qui y
font rage.
On assiste
peut-être aujourd'hui à la fin d’un mythe, d’une ère et d’un rêve.
Le mythe des vertus de l’ultralibéralisme. L’ère de la domination
économique et technologique de l’Occident rattrapé et bientôt dépassé par l’Asie. Et le rêve de
la constitution d’une Europe Fédérale. Mais malgré les griefs qu’ont
peut avoir contre les institutions et le fonctionnement de l’Union Européenne,
elle représente l’unique chance qu’ont les pays européens de répondre aux principaux
enjeux économiques, technologiques et sécuritaires du monde. Le Royaume Uni se
mord les doigts d’avoir décidé d’en sortir. Et aucun pays européen, même
l’Allemagne, ne fait seul le poids face aux Etats-Unis, à la Chine, à l’Inde ou
à la Russie. S’il est utopique d’envisager un jour la naissance des Etats-Unis
d’Europe, le traité d’Aix la Chapelle entre la France et l’Allemagne peut
contribuer à doter l’Europe d’un contrepoids face à ces géants. Même s’il
consacre la tendance vers une Europe à deux vitesses.
Ibrahim Tabet, Conférence donnée
le 19 mars 2019, à Ninar, l’Espace culturel libanais