Monday, November 26, 2018


Le communautarisme : un virus prolifique 
   La mondialisation, le retour du religieux et l’accroissement des flux migratoires ont favorisé les crispations identitaires, le populisme et le virus  du communautarisme. Institutionnalisant ou faisant prévaloir les spécificités et les revendications  des communautés  ethnolinguistique ou religieuse,   cette idéologie   conduit-elle à l’éclatement de la société et de l’État en plusieurs groupes d’appartenances au détriment de l’intérêt national ?  Est-elle  un danger  ou un système de gestion approprié de la diversité socioculturelle ? Les réponses à ces questions    dépendent du contexte historique, de l’homogénéité de la population et de la philosophie politique de chaque pays. Le laïcisme français et le  confessionnalisme politique libanais constituent à cet égard deux « idéaux types » opposés. Tandis que le multiculturalisme représente une  voie moyenne.  C’est le cas par exemple au  Canada. Pays fédéral, constitué à l’origine de deux communautés distinctes,  il  considère le pluralisme culturel comme une richesse et reconnaît   le  droit à  la différence des  populations issues de l’immigration. C’est  aussi le cas aussi du modèle  britannique qui ne cherche pas à assimiler les immigrés. Il existe ainsi à Londres des quartiers entiers où le séparatisme identitaire est visible et il ne viendrait jamais à l’idée des autorités d’interdire, comme en France, le port du voile intégral dans l’espace public.  
   Le Liban constitue de facto une fédération de communautés à  base non territoriale. Héritier du système des millets ottoman, le confessionnalisme libanais pervertit autant la sphère politique que socioculturelle, empêchant l’émergence d’une véritable citoyenneté. Instauré  " à titre provisoire " par la Constitution de 1926,  il a été malheureusement renforcé.  La montée de l'islamisme ainsi que le déclin démographique des chrétiens font qu’il est sans doute trop tard pour inverser cette dérive. Cela dit la sécularisation formelle des institutions n'a pas empêché l'accaparement du pouvoir par les  alaouites en Syrie.  Si le modèle  politique « consociatif » du Liban souffre de nombreuses tares, dont celles de favoriser la mauvaise gouvernance et la paralysie, il lui a du moins évité de subir le sort de la Syrie.  Et un système similaire de  partage  communautaire du pouvoir a  été considéré comme le meilleur moyen de mettre fin au conflit en Irak. .  
   Erigée en quasi-religion  par  la Révolution Française,  la laïcité a été codifiée  par  la loi de 1905  de séparation de l’Église et de l’État. Alors que la République ne reconnaît que les individus, elle se heurte de plus en plus  à des revendications identitaires, de la part de groupes islamistes gagnés par la propagande salafiste, contraignant nombre d’édiles à  la « soumission ».   Il existe à l’inverse un  « intégrisme  laïc »  qui  va jusqu'à vouloir bannir les signes religieux chrétiens dans l’espace public. Et des voix   dénoncent,  à l’instar d’Eric Zeimour,  « Le Suicide français ».  Alors que le modèle français  a réussi  à assimiler les vagues successives d’immigrés d’origine européenne  partageant les mêmes valeurs, il peine à le faire avec les musulmans.  Bien qu’une  majorité se soit intégrée, une partie d’entre eux,  surtout la jeunesse défavorisée des banlieues, ne le sont pas, ou plutôt refusent de l’être.  Des communes de certains départements ont été ainsi  qualifiées de « territoires perdus de la République ». Des  bandes de casseurs  expriment leurs frustrations  et leur rancœur envers l’ancienne puissance coloniale  en saccageant des commerces et en brulant des voitures. Et plusieurs attentats terroristes ont été  perpétrés par des Français d’origine maghrébine ou africaine. Ce  défi sociétal doublé d’une  menace sécuritaire,  a conduit l’Etat, depuis la présidence de Nicolas Sarkozy,  à tenter de promouvoir « un islam de France » ; alors qu’il n’y a  en principe qu’un islam ou des musulmans en France. Il est même question à cet effet d’amender éventuellement la loi de 1905.  Mais l’Etat laïc doit-il se mêler de religion ?  Ne revient-il pas aux musulmans eux-mêmes  de lutter  contre l’islamisme radical et de prôner un islam plus libéral ?
   En réalité le communautarisme à l’anglo-saxonne et la laïcité à la française éprouvent autant de difficultés à gérer le problème posé par la croissance des populations musulmanes d’Europe. Ce problème a été aggravé pas l’afflux massif récent de migrants noirs et musulmans en provenance du Moyen-Orient du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. L’incapacité des pays de l’Union Européenne à y faire face a mis en relief leurs divisions. Elle  explique, entres autres, la popularité d’un Matteo Salvini en Italie ou d’un Victor Orban en Hongrie. Tandis qu’à l’inverse Angela Mekel paie le prix de son accueil inconsidéré de plus d’un million de migrants en Allemagne qui traduit sa méconnaissance totale des réalités. Il n’est donc pas étonnant que l’on assiste à une montée des mouvements d’extrême droite qui allient ultranationalisme, islamophobie et méfiance envers Bruxelles. Percevant l’islam comme une menace contre la civilisation européenne, ils se proposent de lutter contre son « islamisation » rampante. C’est le cas du Front National rebaptisé «  Rassemblement National ». Ou de l’Allemagne  qui a été le théâtre de manifestations antimusulmanes de la part de groupuscules racistes d’extrême-droite, comme PEGIDA (Les Européens Patriotes contre l’Islamisation de l’Occident) qui sont dénoncés par la majorité de l’opinion. L’intégration des populations  musulmanes présentes en Europe et l’enrayement des flux migratoires que risque d’entraîner l’explosion démographique en Afrique apparaît donc comme un des principaux défis, quasi existentiel, qu’elle devra affronter.  

Ibrahim Tabet


 La Francophonie, l’anglais et le défi du numérique.
Table ronde de la Renaissance Française  - délégation du Liban -  au Salon du Livre francophone de Beyrouth 2018. .

     Premier à prendre la parole, Ibrahim Tabet (modérateur et président de la délégation libanaise de la Renaissance Française)  a présenté l’association qui a  pour but  de participer au rayonnement de la langue française,  ainsi que de la culture et des valeurs de la francophonie.   Il a tenu ensuite à saluer l’action de l’Institut français pour promouvoir  la diversité culturelle et les talents locaux. Pour lui «  le succès du salon francophone du livre de Beyrouth témoigne de la vitalité de la francophonie au Liban.  » […] « La francophonie est aujourd’hui confrontée à de nombreux défis : notamment la révolution numérique, la mondialisation qui diffuse partout les produits de la culture de masse américaine, et l’hégémonie de l’anglais qui affecte le statut du français comme langue internationale. Certes, pour la plupart de ses locuteurs, hors des pays anglo-saxons, l’anglais n’est qu’une langue outil réduite à sa plus simple expression. Mais, bien que le français soit  d’avantage une langue de culture, force est de constater que, sauf en Afrique, il enregistre un certain recul dans les   pays il n’est pas la langue natale. Cela, malgré l’action du réseau des Instituts Français et la contribution des organisations de la société civile qui militent dans le même sens. »
    […]  « Au sein de l’hexagone, leur langue n’est pas menacée, la plupart  des Français se  sentent, moins concernés par la défense de la francophonie que, par exemple, les  Québécois, les Wallons et beaucoup de Libanais francophones. C’est aussi le cas des  firmes multinationales françaises dont la communication interne se fait en anglais, mais aussi d’institutions comme les universités qui font de plus en plus place à l’anglais pour attirer des étudiants étrangers. Tandis que les géants américains de l’Internet favorisent la diffusion de l’anglais à travers le monde.   Quant à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), elle s’est éloignée de son cœur de  mission qui est linguistique et culturel et s’est transformée en une organisation politique regroupant majoritairement des pays  non francophones. »  
                           
   Se demandant si « la francophonie est une passion française », M. Marcel Laugel, ancien ambassadeur de France et écrivain, déplore le fait que « la France métropolitaine donne bien souvent l’image d’ignorer la francophonie ». « On peut être consterné de découvrir des politiques français qui ont recours à l’anglais dans leurs déclarations officielles. Cependant, défendre le champ d’influence de la langue française, comme le note Jacques Attali en économiste, constitue un enjeu absolument stratégique pour l’avenir.»  Pour lui, « le Liban, fort heureusement, ne suit pas cette voie ». […] « L’Ambassade de France, de son côté, travaille pour développer la francophonie et agit de manière significative dans le domaine éducatif. Le dispositif français à travers le monde, scolarise 70.000 élèves libanais, dont 10.000 à l’extérieur du pays, soit 20 % des effectifs du réseau français à l’étranger. Et sur un million d’enfants scolarisés au Liban, 53% apprennent la langue de Molière. Enfin c’est au Liban que se trouve le principal vivier du professorat francophone dans le monde. M. Rispoli, Conseiller d’action culturelle chargé de l’Audio-visuel, se félicite sur ce plan du réseau d’écoles homologuées par la France et se réjouit du vecteur culturel et intellectuel qu’est la langue française incarné par le succès à Beyrouth du livre francophone. Le président  Emmanuel Macron, caresse le projet de doubler le nombre d’élèves des réseaux français dans le monde. Exprimant son souhait de promouvoir le Français dans les échanges et les institutions internationales, comme l’ONU et l’Union européenne, il a ajouté que l’anglais est devenu une langue de consommation, alors que le français est une langue de création. »     
   
   Pour Farid Chéhab,  qui vient de signer son dernier ouvrage « Un pont sur le XXIe siècle » : « le numérique  signifie un changement de paradigme total dans notre façon de penser, d’agir, de créer, de produire et plus simplement de vivre ». A l’ère du numérique, les élèves n’ont plus besoin d’accumuler des connaissances qu’ils trouvent facilement sur le Net. Il s’agit de former des têtes bien faites, plutôt que bien pleines. Il qualifie de « fondamentalistes de la  francophonie »   ceux qui s’accrochent  à la pureté de la  langue française, dans son sens littéral,  bâti sur son héritage littéraire et sa grammaire, et  refusent l’idée d’une évolution nécessaire imposée par le nouveau langage numérique du monde. « En admettant que la barrière de la langue tombe, nous les francophones pouvons adopter une attitude défensive ou ambitieuse », déclare t-il. : «  L’attitude défensive constitue à mener un combat d’arrière garde pour défendre l’utilisation et la pureté de la langue  française. L’attitude ambitieuse à considérer  que, plus qu’une langue, la francophonie est une culture faite de liberté, d’humanisme et de valeurs : l’esprit francophone. »  […] « Soyons les champions de la liberté dans un monde des hommes utilisent le numérique pour nous asservir. Aujourd’hui, la révolution informatique et biologique remet en question les droits de l’homme. Il faut les réactualiser dans le nouveau contexte et les adapter aux nouvelles exigences créées par la technologie. Le numérique est lui-même à la recherche de solutions en bioéthique, et  protection des données personnelles.  La francophonie peut être la championne de cette nouvelle mission. » 
     
    Romancière et journaliste, Jocelyne Awad a abordé le sujet de la crise du livre et de la lecture.   Pour elle, le secteur livre en France a remonté la pente et le livre numérique a le vent en poupe.  En 2017, plus de 356 millions de livres ont été vendus dans l’Hexagone (avec 9% de livres numériques de plus qu’en 2016). Par contre au Liban, la lecture a régressé plus qu’en Occident. La grande majorité des 15 -25 ans lit de moins en moins. En général, les gens se sont de plus en plus habitués à l’information courte et aux articles à lire en vitesse. Les grands lecteurs sont les femmes et les plus de 50 ans. Le livre est cher. Le monde de l’édition locale en français qui était florissant connaît un ralentissement.  Cependant, fait positif : de nombreux clubs de lecture francophones voient le jour à travers le pays. Les libanais lisent malgré tout en français 4 fois plus de livres en moyenne qu’au Maroc par exemple. Pour donner le goût de la lecture aux enfants, l’effort  des parents est indispensable. Quand il y a peu de livres à la maison, les enfants lisent moins. Il faut que dans l’esprit de l’enfant ou de l’adolescent, lire soit perçu comme une activité qui donne du plaisir. Ils aiment la bande dessinée, les romans policiers ou, d’aventure. Il n’est jamais trop tôt pour réveiller l’intérêt pour la lecture.

    Médiatrice, romancière et poète, Joëlle Cattan a défendu l’idée de  la francophonie comme identité. Pour elle, la Francophonie fait partie de notre identité, « une identité qui nous habite de l’intérieur, celle que nous avons dans l’être, parfois même dans nos gênes et nos veines » […] « Quelle que soit la définition donnée à la Francophonie, que celle-ci soit au sens stricto sensu du dictionnaire (qui parle habituellement le français), ou au sens large, c’est-à-dire d’un élan en faveur, de la défense  de la langue française, de  la diversité culturelle, et des  valeurs démocratiques. » […] « Nous ne cessons pas d’être francophones que nous soyons bilingues, trilingues, ou multilingues. Bien au contraire, les personnes parlant plusieurs langues, sont les plus grands défenseurs du français » […] « Au lieu de parler du danger du numérique, sachons l’utiliser  à bon escient pour en faire un tremplin, et non un problème. A nous de ne pas privilégier la lecture par survol, la communication par des émoticônes. A nous de convertir les défis  du numérique en opportunités, grâce à la  création -individuelle et collective- dans toutes ses expressions, et sous toutes ses formes. » Elle a conclu son allocution par un poème-profession de foi en faveur de la francophonie. 

Friday, November 2, 2018


Plus royalistes que le roi ?
On a parfois l’impression que  beaucoup de  Français  se sentent  moins concernés par la défense de la francophonie   que,  par exemple,  les   Wallons,  les Québécois,  les  Suisses ou  les  Libanais francophones.   Leur attachement    à ce qu’ils considèrent être une composante  de leur identité culturelle s’explique sans doute par le fait qu’ils  constituent des minorités au sein de  leurs environnements. Et   pour les Wallons,  par la volonté d’affirmer leur différence,  par rapport à leurs compatriotes néerlandophones.  Loin de moi l’idée de minimiser l’efficacité de l’action des institutions officielles françaises comme  l’AUF ou le réseau des  Instituts Français, et  de passer sous silence la contribution  des  organisations de la société civile qui militent dans le même sens. Et leurs  efforts  pour promouvoir la  diversité culturelle et l’ouverture sur les autres cultures méritent d’être salués.  Mais force est de  constater la relative indifférence de l’opinion publique et du secteur privé français vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme un combat d’arrière garde.  C’est surtout le cas des firmes multinationales françaises  dont la communication interne se fait en anglais, mais aussi d’institutions comme les universités   qui font de plus en plus place à l’anglais pour attirer des étudiants étrangers. Quant à  l’Organisation internationale  de la francophonie (OIF), elle  s’est  éloignée  de sa mission première  qui est la  défense de la langue française,   Au nom  de la promotion , certes louable,  des valeurs incarnées par la francophonie et d’un monde multipolaire, elle  s’est   transformée en une organisation politique regroupant  majoritairement des pays  non francophones, au lieu de concentrer ses moyens sur les pays qui le  sont ;  notamment  ceux dont le français est la seconde langue,   la jeunesse   se tourne de plus en plus vers l’anglais, pour des raisons utilitaires.  


Une république bananière en état de décomposition avancée
   Le Liban aucune réforme sérieuse n’a été entreprise depuis la présidence du général Fouad Chéhab  fait figure de pays irréformable et gangrené par la corruption.   Il occupe le 143e rang sur 180 pays du monde au classement 2017 de l’indice de perception de la corruption, publié dans le rapport annuel de Transparency International (TI). Le dicton « un poisson pourrit par la tête » s’applique malheureusement au pays où  la corruption   sévit parfois au   sommet de l’Etat et où certains des principaux leaders politiques des communautés  ne s’entendent que pour faire main basse sur les fonds publics. Les montants représentés par cette grande corruption sont bien plus considérables que les pots de vins versés au menu-fretin des fonctionnaires. Comment peut-on demander à un fonctionnaire qui est au bas de la hiérarchie de l'administration publique de ne pas accepter de pots-de-vin lorsqu'il voit ce qui se passe au-dessus de lui ? Le système confessionnel qui fait que toute mise en cause d’un politicien ou d’un haut-fonctionnaire soit considérée comme étant dirigée contre sa communauté, explique en grande partie la totale impunité dont jouissent les corrompus. Il existe certes des politiciens, des fonctionnaires et des magistrats intègres, mais ils sont impuissants face à  l’absence de  réelle volonté politique de lutte conte la corruption. Il en est de même  de la justice et des organismes de contrôle comme la Cour des comptes ou  l’inspection centrale qui ne sont pas indépendants du pouvoir politique. Quant à la nomination d’un ministre de la lutte contre la corruption au sein du gouvernement sortant, ce n’est que de la poudre aux yeux. Depuis l’élection du président Aoun -  qui avait traité ses adversaires politiques « d’association de malfaiteurs » quant il était dans l’opposition - la situation du Liban est toujours aussi calamiteuse, bien qu’elle ne date pas de son mandat. C’est ainsi par exemple que, plus de 27 ans après la fin de la guerre, les citoyens ne bénéficient  toujours pas d’une électricité 24h/24 fournie par l’Etat, alors que depuis dix ans, le ministère de l’énergie est aux mains du Courant patriotique libre (CPL). Le  cumul des déficits dans ce domaine depuis la fin de la guerre est estimé à 30 milliards de dollars, plus du tiers de la dette publique ! L'hémorragie financière de l'Electricité du Liban se situe actuellement autour 1,5 milliard $/an. Un rapport de l'administration en charge des appels d'offres concernant une nouvelle location de deux centrales électriques flottantes, dont le coût est estimé à 1,7 milliards de dollars pour deux ans, dans le cadre d'un énième plan électricité présenté par le ministre actuel de l'Energie, recommande au gouvernement de rejeter les offres retenues à cause de nombreuses irrégularités, le manque de clarté et de transparence, et le non-respect des règlements en vigueur. Mais sa recommandation a été ignorée alors que les montants dépensés depuis la location de ces navires auraient permis l’acquisition d’une centrale électrique. Et ce ministre à commencé  par rejeter une offre de la firme Siemens susceptible de résoudre le problème de l’électricité du pays avant de  se raviser suite aux révélations d’un ancien ministre du parti Amal dont, ironiquement,   certains dirigeants sont eux même pointés du doigt dans les médias pour corruption. Tandis  que, quand le ministère des Finances était aux mains du Courant du Futur,  l’Etat n’avait pas de budget,  et qu’il existe des zones de non droit régies par l’Etat dans l’Etat du Hezbollah dont la plupart des habitants ne paient pas leur facture d’électricité.  Un autre scandale imputable à la mafia au pouvoir est celui des déchets qui n’est toujours pas résolu malgré le  vain mouvement de protestation de la société civile représentée par le collectif « Vous puez ». Signe de son impuissance il n’a réussi à faire élire qu’un seul de ses candidats aux dernières élections législatives.    
   Les principaux responsables des scandales comme ceux de l’électricité, des déchets, des télécommunications  ou des douanes sont connus et les politiciens  eux-mêmes jettent des accusations à  la figure de leurs adversaires en oubliant leur propre turpitude ou celle des membres de leur parti, mais rien ne change. Le népotisme le clientélisme, les  violations des règles d'attribution des marchés publics  et l'opacité, des commissions occultes sévissent de plus belle. Les services publics continuent de se dégrader et  la dette publique atteint un niveau abyssal. Deux  lois sur l’accès à l’information et sur la protection des lanceurs d’alerte viennent certes d’être votées. Elles devraient en principe permettre à des journalistes d’investigation de dévoiler, preuves à l’appui, des faits de corruption et leurs auteurs. Et un amendement  de la loi sur l’enrichissement illicite a été soumis  au Parlement. Tout aussi importants et attendus  sont  la création de la Commission pour la lutte contre la corruption, la loi  sur la réorganisation de la Cour des comptes,  celle relative à l'Inspection centrale, ainsi que l'amendement des textes régissant les marchés publics et le fonctionnement de la Direction générale des adjudications. Mais en l’absence d’une justice indépendante, elles risquent de rester lettres mortes.  Et  les expériences passées ont montré une tendance chez les politiques à trouver, par tous les moyens,  des entourloupes pour contourner ou violer la loi. La tenue à Paris de la conférence économique pour le développement du Liban (CEDRE) pourrait représenter une lueur d’espoir  dans la mesure    les montants alloués sont assujettis à des engagements de réformes, de transparence  et de bonne gouvernance et    elle ouvre la voie à des partenariats publics privés (PPP). Autorisés par une   loi  créant un Haut comité pour les privatisations et les PPP  qui vient d’être enfin votée après avoir été bloqués pendant dix ans, ces derniers devraient permettre une meilleure gestion de certains services publics. Et le projet d’instauration d’un système de gouvernement électronique visant à rendre les services publics fournis par l’administration plus accessibles devrait contribuer à limiter la corruption. Mais le blocage et les tiraillements dans la formation du gouvernement risquent de compromettre leur  mise en œuvre. Aux dernières nouvelles, l’Irak qui vient sortir de conflits sanglants ayant laissé de profondes déchirures entre ses communautés aura la semaine prochaine un gouvernement représentant toutes ces communautés, alors que les politiciens libanais continuent de se disputer autour du partage des portefeuilles ministériels, ou plutôt des dépouilles d'un Etat en déliquescence, rongé par la corruption, et sur lequel plane le spectre de la banqueroute. Le gouvernement de l'Irak qui compte 38,5 millions d'habitants aura 15 ministres  alors qu'il est prévu que celui le Liban qui en compte 5 millions en aura 30 !   Quant  a celui de l’Allemagne qui compte 82 millions d’habitants et a un PIB 80 fois  supérieur à  celui du Liban il en a 16. !
Ibrahim Tabet


Europe 1618-1648,  Moyen-Orient 1980-2018



   Depuis la guerre irako-iranienne (1980-1988) les conflits au Moyen-Orient rappellent  par certains aspects la guerre de Trente ans (1618-1648). Impliquant  toutes les puissances européennes à l’exception de l’Angleterre et de la Russie, elle s’est déroulée en Europe centrale, en Flandre en Italie du Nord et en Espagne. Opposant Protestants et catholiques, elle a ravagé l’Allemagne et s’est combinée au conflit plus ancien entre l’Espagne et les Province-Unis. Elle a été déclenchée par le soulèvement des Protestants  tchèques de Bohême contre la politique discriminatoire de Ferdinand II de Habsbourg, souverain du Saint-Empire Romain-germanique. Ce fut la fameuse défenestration de Prague,  suivie d’une répression brutale semblable à celle des  manifestations -  certes en partie  manipulées de l’extérieur  - contre le régime syrien.  Le conflit se propagea rapidement à toute l’Allemagne  et fut marqué par des atrocités et des massacres indicibles de part et d’autre, lot commun des  guerres de religion. Les exactions sont nombreuses, même si elles n’ont pas  été filmées comme les horribles égorgements rituels commis par Daech : tortures, exterminations en masse d’innocents, viols, assassinats, etc. Des épisodes comme ceux du sac de Magdebourg ou les atrocités commises au Palatinat et en Franche-Comté marquent les esprits pour des décennies, et restent dans la mémoire collective pendant plus d’un siècle, alimentant un cycle infernal de représailles et de vengeance. Le conflit entraîna l’intervention de plusieurs Etats étrangers : l’Espagne aux côtés des Habsbourg d’Autriche, bras armé de la Contre-réforme catholique, le Danemark et la Suède luthériens, ainsi que la France catholique aux côtés des princes protestants allemands. Bien que combattant les huguenots sur son propre sol, la France était prise en étau entre les Habsbourg de Madrid et de Vienne, d’où ce choix, dicté par la realpolitik de Richelieu et de Mazarin. Avant d’intervenir militairement dans le conflit, elle s’était contentée, au début, d’appuyer financièrement les ennemis  de l’empereur, comme l’ont fait le Qatar et l’Arabie Saoudite pour les ennemis de Bachar el Assad.
   La guerre a connu trois phases. La première (1618-1620)), marquée par la victoire des troupes impériales à  la bataille de la Montagne Blanche, voit l’écrasement de la Bohème qui devient la propriété personnelle des Habsbourg de Vienne.  La deuxième (1620-1635) voit l’intervention  armée du Danemark et de la Suède en faveur du camp protestant, tandis que l’Espagne relance la guerre contre les Provinces-Unies. De 1935 à 1948, la France intervient  militairement dans le conflit contre les troupes impériales et déclare la guerre à l’Espagne, dont elle défait  les troupes à la bataille de Rocroi (1643).  Cette intervention directe, comme celle de la Russie en Syrie en 2015,  renverse le rapport des forces sur le terrain et entame la puissance de l’Espagne et du Saint-Empire.
   Les conséquences politico-religieuses de la guerre furent profondes en Europe. Elle consacra le principe du « cujus regio ejus religio » institué par le traité d’Augsbourg (1555) en vertu duquel les sujets sont tenus d’adopter la religion de leur prince. Ce principe avait débouché sur une relative homogénéisation religieuse des Etats européens qui se traduisit par des expulsions  comme celle des huguenots de France, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes et des exodes de populations allogènes voire des épurations ethnico-religieuse. Les traités de Westphalie qui mirent fin à la guerre, le 24 octobre 1648, consacrèrent la division religieuse de l’Allemagne, son émiettement politique et l’affaiblissement du pouvoir impérial et mirent également fin à la guerre opposant l’Espagne et les Provinces-Unies depuis 80 ans. Ils profitèrent surtout à la France de Louis XIV dont ils consacrèrent la prépondérance pendant trois-quarts de siècle en Europe. Enfin ils donnèrent naissance au concept d’Etat moderne, jouissant du monopole de la force armée sur son territoire et disposant d’une armée nationale,  et jetèrent  les bases d’un système nouveau de relations internationales fondé sur la pluralité des Etats souverains.
   Comme lors de la guerre de Trente ans, les conflits en Irak, en Syrie et au Yémen ont  revêtu des dimensions à la fois politiques et confessionnelles, civiles et internationales ;  ont  été le théâtre d’affrontement direct ou par procuration d’armées régulières et de milices souvent mercenaires ; et ont entraîné des épurations ethniques ou confessionnelles,  marquées par  les mêmes atrocités. C’est le cas de l’engrenage qui a mené de la guerre irako-iranienne à la guerre civile sunnite-chiite et à celle contre Daech, en passant par la désastreuse invasion américaine de 2003 et la tentation avortée de séparatisme kurde. C’est le cas aussi du conflit syrien dont l’internationalisation est plus marquée. S’inscrivant dans le cadre de la volonté des adversaires du régime  de briser l’axe chiite allant de Téhéran au sud-Liban, en passant par Bagdad et Damas, il a très rapidement dépassé le cadre local. D’l’intervention, de l’Iran du Hezbollah et de la Russie en  sa faveur,  et des puissances déterminées à le renverser aux côtés de l’opposition sunnite (Etats-Unis, France, Angleterre, Turquie,  Arabie Saoudite et Qatar) ;  même si leurs buts de guerre ne sont pas les mêmes : davantage géopolitiques s’agissant de l’Occident, en dépit de ses fournitures d’armes aux jihadistes ; à coloration confessionnelle  (anti-alaouite) s’agissant des pays du Golfe ; enfin surtout motivée par la volonté de prévenir la création d’une entité kurde du côté d’Ankara. Grâce à l’intervention décisive de la  Russie, la Syrie échappa à son démembrement programmé. Cela malgré le maintien d’une force américano-kurde à l’est de l’Euphrate et le problème de la province d’Idlib, toujours aux mains des jihadistes sous contrôle tuc. Cela risque d’augurer son partage probable  en zones d’influences : américaine à l’Est, turque au Nord, et russe et iranienne dans le reste du pays,  malgré le caractère circonstanciel de l’alliance entre ces trois dernières puissances.
   L’Irak, dont les trois composantes principales, chiite, sunnite et kurde se sont apparemment réconciliées, a été réunifié. Mais, comme au Yémen, la guerre en Syrie se poursuit, même si son issue favorable à  Damas et à ses alliés ne fait pas de doute. Gagner la paix sera cependant plus difficile que gagner la guerre. Si Daech a été vaincu, ce n’est pas la fin de son idéologie et de l’antagonisme entre chiites et sunnites. Comme l’Allemagne en 1648, le monde arabe sort plus divisé et affaibli que jamais face aux puissances régionales historiques que sont l’Iran et la Turquie. De même que la guerre de Trente ans a débouché sur une prépondérance française, la guerre en Syrie marque un retour de la Russie sur la scène du Moyen-Orient. Et l’on ne voit pas se dessiner un règlement global semblable à celui instauré en Europe par les traités de paix de Westphalie, et encore moins un « nouvel ordre » régional concocté par  Washington.

Ibrahim Tabet