Wednesday, March 29, 2017


L’histoire n’est pas un long fleuve  tranquille
« Nous autres civilisations, nous savons
maintenant que nous sommes mortelles »
Paul Valéry
                                                                                                                                               
L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Elle garde les traces archéologiques des civilisations échouées  sur ses rives, et son cours tumultueux est jalonné de périodes  plus ou moins longues de reflux. Qu’il s’agisse de décadence culturelle et  morale, de régression matérielle et démographique, ou de crises  socio-économiques et  politiques  qui  se  nourrissent souvent mutuellement.  Dans le sillage de la déferlante  des peuples de la mer (« volkeswanderung »)   qui détruisit la civilisation mycénienne   au treizième siècle  avant notre ère,  la connaissance de l’écriture, écrit  Arnold Toynbee,  disparut de la mer Egée jusqu’en 750 av. J.-C. Après les invasions barbares, il a fallu dix siècles  à l’Europe pour rattraper  le niveau de développement qui était le sien du temps de l’Empire romain. La croyance que le progrès matériel entraînerait nécessairement un progrès moral  et social fut ébranlée au siècle dernier. La crise de 1929 envoya des millions de gens au chômage,  les  deux guerres mondiales  firent des dizaines de millions de victimes et le génocide juif  montra qu’une idéologie pernicieuse peut faire retomber une frange d’un des peuples les plus civilisés de la terre dans la barbarie.
La chronique du  déclin  de l’Occident annoncé par Oswald Spengler  est  toutefois bénigne  comparée  à  celle du  monde arabo-musulman dont on peut  dire qu’il a  connu sa Renaissance avant son Moyen-âge. Le printemps arabe comme jadis la « Nahda »  a fait long feu et l’histoire  des pays arabes depuis leur accession à l’indépendance n’est qu’une longue suite de désillusions. Les conflits qui déchirent aujourd’hui plusieurs pays du  Proche- Orient  et d’Afrique du Nord et sub-saharienne : Yémen, Irak, Syrie, Libye, Mali,   rappellent à plus d’un égard les cataclysmes du passé avec leur cortège d’atrocités, d’épurations ethniques  et de déplacements de population.  Au-delà de leurs  causes directes, leur  désintégration  est  plus profondément l’effet de  la régression  idéologique et  culturelle provoquée par l’islamisme radical  qui a ravivé l’antagonisme chiite-sunnite et enterré le panarabisme.  Tandis que la Turquie est le théâtre de la restauration d’un régime quasi-dictatorial et d’une entreprise systématique  de  déconstruction de son modèle kémaliste de  laïcité.   Qualifié  de « revanche de Dieu » par Gilles Kepel,  le phénomène du « retour du religieux » qui touche surtout l’islam  relève d’avantage d’une  instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Et  la  remise en question de la révolution  du dévoilement de la femme musulmane traduit moins un regain de spiritualité qu’une forme d’affirmation identitaire.
La  crise de l’Europe  est  certes  infiniment moins grave que  celle  que connaissent  ses  voisins des rives sud et est de la Méditerranée, mais elle  réelle.  La montée   du populisme, du communautarisme  du repli sur soi  et du rejet des migrants va à  l’encontre de l’idéal  universaliste Kantien.  Et celle des partis nationalistes d’extrême droite  écorne le   rêve d’Union  Européenne  déjà ébranlé par  le  Brexit.  Le niveau déplorable  de la campagne présidentielle française reflète  la dégradation des mœurs  politiques, le déficit déontologique des medias  et le discrédit  général de la classe politique. Et  l’on peut se demander si  des lois comme celle légalisant le mariage pour tous ou l’adoption d’enfants par des couples du même sexe constituent une avancée des libertés ou une dérive libertaire.  Le célèbre  « O tempora o mores » de Cicéron stigmatisant  le déclin des valeurs morales romaines  est plus que jamais  d’actualité.  Cela dit  les  politiciens occidentaux font  figure de parangons de vertus comparés à leurs homologues  arabes.  C’est le cas en particulier au Liban  la corruption a atteint un niveau sans précédant. Et  le slogan « vous puez » inspiré par l’odeur pestilentielle des déchets causée  par leur incurie n’a eu aucun effet. 
De  l’autre côté  de l’Atlantique, l’élection de Donald Trump témoigne de la crise que traverse la démocratie américaine. Le  sentiment de déclin  de l’Occident,  et en particulier du vieux continent à  la démographie en berne  reflété par des ouvrages récents comme celui  de Michel Onfray contraste avec le développement spectaculaire de la Chine et  des autres pays asiatiques. Ceux-ci  apparaissent comme les grands gagnants  de la mondialisation accusée  d’être à  l’origine du chômage  et de la paupérisation de  la classe moyenne occidentale  par ses détracteurs protectionnistes. L’effet de dissuasion de l’arme atonique a  conjuré la peur de la mort de la civilisation qui a été remplacé par la théorie du choc des civilisations  ou encore la perception par les Européens  d’une menace contre leur civilisation posée par l’islam.  De la manière dont l’Europe relèvera ce défi dépendra  son avenir ainsi que celui de la paix et du vivre ensemble autour de la Méditerranée.  

Ibrahim Tabet