L’histoire n’est pas un long
fleuve tranquille
« Nous autres civilisations, nous savons
maintenant que nous sommes mortelles »
Paul Valéry
L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Elle garde
les traces archéologiques des civilisations échouées sur ses rives, et son cours tumultueux est
jalonné de périodes plus ou moins longues
de reflux. Qu’il s’agisse de décadence culturelle et morale, de régression matérielle et démographique,
ou de crises socio-économiques et politiques qui se nourrissent souvent mutuellement. Dans le sillage de la déferlante des peuples de la mer
(« volkeswanderung ») qui
détruisit la civilisation mycénienne au
treizième siècle avant notre ère, la connaissance de l’écriture, écrit Arnold Toynbee, disparut de la mer Egée jusqu’en 750 av. J.-C.
Après les invasions barbares, il a fallu dix siècles à l’Europe pour rattraper le niveau de développement qui était le sien
du temps de l’Empire romain. La croyance que le progrès matériel entraînerait nécessairement
un progrès moral et social fut ébranlée
au siècle dernier. La crise de 1929 envoya des millions de gens au chômage, les deux guerres mondiales firent des dizaines de millions de victimes
et le génocide juif montra qu’une
idéologie pernicieuse peut faire retomber une frange d’un des peuples les plus
civilisés de la terre dans la barbarie.
La chronique du
déclin de l’Occident annoncé par
Oswald Spengler est toutefois bénigne comparée
à celle du monde arabo-musulman dont on peut dire qu’il a
connu sa Renaissance avant son Moyen-âge. Le printemps arabe comme jadis
la « Nahda » a fait long feu
et l’histoire des pays arabes depuis
leur accession à l’indépendance n’est qu’une longue suite de désillusions. Les conflits
qui déchirent aujourd’hui plusieurs pays du Proche- Orient
et d’Afrique du Nord et sub-saharienne : Yémen, Irak, Syrie, Libye,
Mali, rappellent à plus d’un égard les
cataclysmes du passé avec leur cortège d’atrocités, d’épurations ethniques et de déplacements de population. Au-delà de leurs causes directes, leur désintégration est plus profondément l’effet de la régression idéologique et
culturelle provoquée par l’islamisme radical qui a ravivé l’antagonisme chiite-sunnite et
enterré le panarabisme. Tandis que la
Turquie est le théâtre de la restauration d’un régime quasi-dictatorial et
d’une entreprise systématique de déconstruction de son modèle kémaliste
de laïcité. Qualifié
de « revanche de Dieu » par
Gilles Kepel, le phénomène du
« retour du religieux » qui touche surtout l’islam relève d’avantage d’une instrumentalisation de la religion à des fins
politiques. Et la remise en question de la révolution du dévoilement de la femme musulmane traduit
moins un regain de spiritualité qu’une forme d’affirmation identitaire.
La crise de l’Europe est certes infiniment
moins grave que celle que connaissent ses voisins des rives sud et est de la
Méditerranée, mais elle réelle. La montée
du populisme, du communautarisme
du repli sur soi et du rejet des
migrants va à l’encontre de l’idéal universaliste Kantien. Et celle des partis nationalistes d’extrême droite écorne le rêve d’Union
Européenne déjà ébranlé par le Brexit. Le niveau déplorable de la campagne présidentielle française reflète
la dégradation des mœurs politiques, le déficit déontologique des
medias et le discrédit général de la classe politique. Et l’on peut se demander si des lois comme celle légalisant le mariage
pour tous ou l’adoption d’enfants par des couples du même sexe constituent une
avancée des libertés ou une dérive libertaire.
Le célèbre « O tempora o
mores » de Cicéron stigmatisant le
déclin des valeurs morales romaines est
plus que jamais d’actualité. Cela dit
les politiciens occidentaux
font figure de parangons de vertus
comparés à leurs homologues arabes. C’est le cas en particulier au Liban où la corruption a atteint un
niveau sans précédant. Et où le slogan « vous puez » inspiré par
l’odeur pestilentielle des déchets causée par leur incurie n’a eu aucun effet.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’élection de
Donald Trump témoigne de la crise que traverse la démocratie américaine. Le sentiment de déclin de l’Occident, et en particulier du vieux continent à la démographie en berne reflété par des ouvrages récents comme celui de Michel Onfray contraste avec le
développement spectaculaire de la Chine et des autres pays asiatiques. Ceux-ci apparaissent comme les grands gagnants de la mondialisation accusée d’être à l’origine du chômage et de la paupérisation de la classe moyenne occidentale par ses détracteurs protectionnistes. L’effet
de dissuasion de l’arme atonique a conjuré la peur de la mort de la civilisation
qui a été remplacé par la théorie du choc des civilisations ou encore la perception par les Européens d’une menace contre leur civilisation posée
par l’islam. De la manière dont l’Europe
relèvera ce défi dépendra son avenir
ainsi que celui de la paix et du vivre ensemble autour de la Méditerranée.
Ibrahim Tabet