Questions autour du centenaire des accords Sykes-Picot
En 1916, lors de la Première Guerre mondiale, la
France et la Grande-Bretagne
s’entendirent secrètement pour
se partager les provinces arabes de l’Empire ottoman promis à un ultime
démembrement. Les « accords
Sykes-Picot », nom donné à
cette entente, stipulaient que la
France et la Grande Bretagne seraient disposées à reconnaître et à soutenir des
États
arabes « indépendants » dans deux
zones : une zone A englobant la
Syrie intérieure et la région de Mossoul que la France serait seule apte à «
conseiller », et une zone B allant de la Jordanie actuelle à Kirkouk où la
Grande Bretagne jouirait de la même influence exclusive. De plus la
Grande-Bretagne serait autorisée à administrer directement une zone rouge
formée de la Mésopotamie et la France une zone bleue comprenant le Mont-Liban,
le littoral syrien et la Cilicie. Quant à la Palestine, compte tenu du rôle de
Jérusalem pour les trois religions monothéistes, elle serait soumise à une
administration internationale. Ces
accords cadre furent toutefois l’objet de
changements dictés par le nouveau contexte politique et les rapports de force
sur le terrain. C’est ainsi par exemple
que France fut contrainte de céder la
Cilicie à la Turquie et qu’elle dut
renoncer au wilayet de Mossoul au profit de l’Angleterre. Ils déboucheront, après la guerre, sur la formation des États du « Levant » (Palestine, Transjordanie, Irak, Syrie et
« Grand-Liban).
A l’exception de la
Palestine et de la Transjordanie
(devenue la Jordanie) qui seront
affectés par la création de l’État d’Israël, et du
sandjak d’Alexandrette détaché de la Syrie et cédé à la Turquie par
la France en 1939, les frontières des
autres États de la région demeurèrent
inchangées jusqu’à nos jours. Cela, malgré le fait qu’ils soient tous des
mosaïques ethnico-religieuses et les tentatives des tenants du panarabisme de
les remettre en question. A l’occasion du centenaire des accords Sykes-Picot, on peut se demander si ce sera toujours le cas et si le califat islamique autoproclamé qui ambitionne
de les abolir sera vaincu ?
La création des États du « Levant »
Au lendemain de la guerre, la France
doit renoncer, au traité de San Remo, à la région de Mossoul qui
devait lui revenir. La Palestine qui devait être internationalisé, est maintenant
réclamée par les Anglais, qui décident d’en faire un « foyer national pour les
Juifs ». Un moment tentée par un accord de compromis avec l’émir Faysal
installé à Damas par les Anglais, la France, puissance mandataire en Syrie, décide
en 1920 de créer un « Grand Liban » en adjoignant autour du noyau de la Montagne : Beyrouth, les quatre « casas » de la Bekaa,
détachée du vilayet de Damas, ainsi
que les villes de Tripoli et de Saïda et leur arrière-pays. Cette décision est très mal accueillie par les
nationalistes syriens qui refuseront de reconnaître l’indépendance du Liban. Le Haut-commissaire
français divise la Syrie en deux États : ceux d’Alep et de Damas, plus tard organisés en une
Fédération syrienne. Sont également créés un Territoire des Alaouites qui sera
transformé en 1924 en État, et une région
autonome druze. Quand au sandjak d’Alexandrette, il est rattaché au gouvernorat d’Alep mais conserve
une autonomie administrative. Les Kurdes et les chrétiens (en majorité
jacobites et arméniens) de la Jézireh, demandent une autonomie semblable à
celle dont jouissent les Alaouites et les Druzes. Mais leurs réclamations ne
sont pas prises en considération. En 1936 la Syrie est réunifiée et il est mit fin à
l’autonomie du Djebel Druze et du territoire des Alaouites.
Né
de la réunion par les Britanniques des
trois vilayets ottomans de Mossoul, de Bagdad
et de Bassora, l’Irak regroupe trois grandes communautés
ethnico-religieuses : les Kurdes et
les Arabes chiites et
sunnites. A côté d’elles, existent également des minorités chrétiennes, turkmène et yazidi. A la discrimination des autres
communautés par les sunnites sous la
dynastie hachémite et le régime
baasiste, succédera celle qu’ils subissent sous le régime dominé par les chiites mis en place par les
Américains. Ce qui montre que, comme en
Syrie, la laïcité formelle des institutions n’empêche pas l’accaparement sectaire du pouvoir. La Jordanie est une création artificielle
britannique où cohabitent une majorité de Palestiniens et la population
bédouine d’origine. Mais, du fait de l’absence en son sein du clivage
sunnito-chiite, elle semble devoir être épargnée par la menace de fragmentation
guettant ses voisins syrien et irakien
Des rêves brisés d’unité arabe à l’islamisme politique
Les
années qui suivirent l’accession des États arabes du Proche-Orient à l’indépendance
virent plusieurs tentatives avortées d’unité
arabe remettant en question des
frontières héritées de l’époque
coloniale. Ces échecs montrent
que les frontières dessinées naguère par la France et l’Angleterre n’étaient
pas totalement artificielles. Et, en tout cas, que se sont
développés des nationalismes locaux - irakien, syrien, jordanien et
libanais - supplantant le sentiment
d’appartenance à une mythique « nation » arabe. Le nationalisme panarabe, laïc et
socialiste des régimes égyptien, syrien et irakien fut contrecarré par le panislamisme promu par l’Arabie
Saoudite. A partir des années 1970-1980, l’échec
du nationalisme arabe et des régimes socialo-militaires de la région ouvrit la voie au « retour » à l’islam. Les
mouvements islamistes occupent l’espace
et entravent l’émergence de toute autre idéologie. Il n’est pas étonnant dans ce contexte que les soulèvements populaires dirigés successivement, à partir de 2011, contre les régimes tunisien, égyptien, yéménite et syrien qualifiés
prématurément de « printemps Arabe » aient été confisqués par les
mouvements islamistes..
La faillite d’un monde ?
Retour des militaires au pouvoir en Égypte. Bain de sang, en Syrie. Guerres civiles sectaires opposant les
sunnites aux chiites en Irak et aux alaouites en Syrie. Risque d’éclatement de ces deux pays. Fanatisme génocidaire et iconoclaste du prétendu « État islamique ». Menace terroriste
qu’il fait peser sur la région et le monde.
Épuration ethnique dont
sont victimes les communautés chrétienne et yazidi d’Irak. Ces événements dramatiques
sont le symptôme de deux crises plus profondes qui se nourrissent
mutuellement : la crise de l’islam, et la faillite d’un monde arabe miné par
ses divisions, l’absence d’état de droit et de libertés, et le bilan économique
et social désastreux de régimes autoritaires et corrompus. Malheureusement pour eux, au lieu de le
reconnaître, les Arabes ont trop tendance à
verser dans la théorie du complot, attribuant leurs malheurs aux séquelles de l’impérialisme occidental et à
une mythique « conjuration américano-sioniste. »
Cela dit cette thèse comporte une part de vérité. Il est indéniable que la partialité occidentale envers Israël a
favorisé le ressentiment arabe et la
montée de l’islam radical. Et les interventions occidentales en Irak et en
Lybie ont non seulement déstabilisé ces
deux pays, mais toute la région et au-delà.
Vers une fragmentation du Levant ?
La destruction par le « califat »
autoproclamé du mur de sable séparant la Syrie et
l’Irak symbolisant les accords
Sykes-Picot préfigure t’elle la fin du système hérité de l’ère coloniale ? L’Irak est déjà
divisé en entités ethnico-confessionnelles
et le sort de la Syrie reste en
suspens, bien que le retournement de la situation sur le terrain en faveur du régime soutenu par
la Russie ait écarté le scenario de sa
partition ou de son repli sur un réduit
alaouite. Il reste toutefois à vaincre Daech, ce qui sera probable à plus ou
moins long terme. Mais si cette éventualité éloignerait
le spectre de la remise en cause
de l’intégrité territoriale de ces deux pays, la quête d’un système
politique inclusif sans parler d’une
réconciliation est une autre affaire. Il est
probable qu’en cas de solution politique au conflit syrien, celle-ci s’inspire du modèle libanais de représentation politique sur une
base communautaire, ou soit basée sur un système fédéral à l’irakienne. Les Kurdes de Syrie vont-ils
obtenir la reconnaissance de leur autonomie à l’instar de leurs cousins
Irakiens ? Quel type de régime sera mis en place à
Damas ? Et par ricochet quel sera
le sort du Liban qui
est confronté à une menace existentielle avec la présence de près d’un million et demi de réfugiés syriens sur son sol ? Telles sont les questions qui se posent à l’heure où le
récent accord de cessez le feu en Syrie imposé par Washington et Moscou
pourrait laisser entrevoir l’amorce d’une solution politique à la guerre. Celle-ci est pour une large part un conflit par
procuration opposant les alliés du
régime (la Russie l’Iran et le
Hezbollah) à ces adversaires (Arabie
saoudite, Qatar, et Turquie), sans compter les Occidentaux (principalement les États-Unis et France) tiraillés entre leur opposition à Bachar el Assad et leur crainte de l’installation d’un
pouvoir islamiste radical à Damas.
Ibrahim Tabet
Mars 2016