Friday, April 1, 2016

La solution hypothétique du conflit syrien et le Liban

La conclusion d’un accord partiel (et provisoire ?) de cessez-le feu en Syrie qui ne concerne pas la guerre contre Daech ne signifie pas nécessairement qu’une solution politique soit en vue. L’éradication probable à terme  du « califat » terroriste au Nord-est du pays écarte sans doute le spectre de la remise en question de ses frontières. Mais elle ne garantit pas sa réunification,  et encore moins l’instauration d’une démocratie inclusive et une réconciliation nationale.  De sa fragmentation   en cantons ethnico-confessionnels à  l’instauration d’un pouvoir central, forcement dominé par la majorité sunnite, à  Damas, en passant un système fédéral ou un régime politique communautariste, il est difficile de prévoir la configuration future du pays. La volonté d’autonomie des Kurdes se heurte à  l’opposition turque et de la majorité sunnite en Syrie.   Comme  il est exclu que Bachar-el-Assad  puisse gouverner toute la Syrie, et qu’un réduit alaouite n’est pas viable, un des nombreux problèmes qui se posent est le sort des Alaouites. Au vu de  la faiblesse de l’opposition laïque, le risque de l’instauration d’un pouvoir islamiste à Damas n’est pas à écarter. Enfin il est douteux que les millions de déplacés,  victimes d’une épuration délibérée, ou  chassés de leurs régions  à  cause des combats,  puisse y retourner de sitôt. C’est encore plus le cas  des  réfugiés dans les pays voisins. A la  complexité de ces  problèmes endogènes, s’ajoute ceux posés par les   intérêts divergents  des protagonistes externes au conflit. Si l’influence de la Russie et de l’Iran s’est  renforcée, il est douteux que l’Arabie Saoudite  et la Turquie  renoncent à la leur. Et l’apparente convergence de vue entre Washington,et Moscou, du moins sur ce dossier, ne garantit pas qu’ils puissent imposer leurs vues aux autres  protagonistes régionaux et locaux du conflit. 
C’est dire que le sort de la Syrie, et par ricochet celui du Liban, est incertain. Il ne faut pas s’attendre à  ce que le million et demi de réfugiés syriens présents sur son sol puisse  retourner dans leur pays  avant très  longtemps,  avec  le risque  sécuritaire et  d’implantation d’un grand nombre d’entre- eux que cela comporte. L a volonté internationale d’empêcher la déstabilisation du pays est contrebalancée par son souhait apparent de lui faire assumer ce fardeau. La déliquescence de l’Etat  illustrée par l’incapacité d’élire un président de la République n’augure rien de bon.   Et la présence massive de réfugiés  syriens  ne peut qu’inquiéter les chrétiens et  creuser le clivage entre  les communautés sunnite  et chiite ; cette dernière estimant que la tournure des événements en Syrie joue en sa faveur. Rien ne garantit donc la pérennité  du système politique bancal actuel. Et il faut espérer que l’expérience tragique qu’a  connue le pays du fait de la présence palestinienne ne se renouvelle pas.

Ibrahim Tabet, avril 2016   
Questions  autour du centenaire des accords Sykes-Picot

En 1916, lors de la Première  Guerre mondiale,   la  France et la Grande-Bretagne  s’entendirent   secrètement pour se partager les provinces arabes de l’Empire ottoman promis à un ultime démembrement. Les « accords  Sykes-Picot »,  nom donné à  cette  entente,  stipulaient  que  la France et la Grande Bretagne seraient disposées à reconnaître et à soutenir des États arabes « indépendants »  dans deux zones : une zone A englobant  la Syrie intérieure et la région de Mossoul que la France serait seule apte à « conseiller », et une zone B allant de la Jordanie actuelle à Kirkouk où la Grande Bretagne jouirait de la même influence exclusive. De plus la Grande-Bretagne serait autorisée à administrer directement une zone rouge formée de la Mésopotamie et la France une zone bleue comprenant le Mont-Liban, le littoral syrien et la Cilicie. Quant à la Palestine, compte tenu du rôle de Jérusalem pour les trois religions monothéistes, elle serait soumise à une administration internationale.  Ces accords  cadre  furent  toutefois l’objet de changements dictés par le nouveau contexte politique et les rapports de force sur le terrain.  C’est ainsi par exemple que   France fut contrainte de céder la Cilicie à la Turquie et  qu’elle dut renoncer au wilayet de Mossoul au profit de l’Angleterre.  Ils  déboucheront, après la guerre, sur  la formation des États  du « Levant »  (Palestine, Transjordanie, Irak, Syrie et « Grand-Liban). 

A  l’exception  de  la Palestine  et de la Transjordanie (devenue la Jordanie)  qui seront affectés par la création de l’État  d’Israël, et du sandjak d’Alexandrette détaché de la Syrie et   cédé à  la Turquie par  la France en 1939, les frontières des  autres États de la région   demeurèrent  inchangées jusqu’à nos jours. Cela,  malgré le fait qu’ils soient tous des mosaïques ethnico-religieuses et les tentatives des tenants du panarabisme de les remettre en question. A l’occasion du centenaire des accords Sykes-Picot,  on peut se demander si ce  sera toujours le cas et si le  califat islamique autoproclamé qui ambitionne de les abolir sera vaincu ?  

La création des États  du « Levant »

Au lendemain de la guerre,  la France  doit renoncer, au traité de San Remo, à la région de Mossoul qui devait lui revenir. La Palestine qui devait  être internationalisé, est maintenant réclamée par les Anglais, qui décident d’en faire un « foyer national pour les Juifs ». Un moment tentée par un accord de compromis avec  l’émir  Faysal  installé à   Damas par les Anglais,  la France, puissance mandataire en Syrie,  décide  en 1920 de créer un « Grand Liban » en adjoignant autour du noyau  de la Montagne : Beyrouth,  les quatre « casas » de la Bekaa, détachée du vilayet de Damas, ainsi que les villes de Tripoli et de Saïda et leur arrière-pays. Cette décision est très mal accueillie par les nationalistes syriens qui refuseront de reconnaître  l’indépendance du Liban. Le Haut-commissaire français divise la Syrie en deux États : ceux d’Alep  et de Damas, plus tard organisés en une Fédération syrienne. Sont également créés un Territoire des Alaouites qui sera transformé en 1924 en État, et une région  autonome druze. Quand au sandjak d’Alexandrette, il est rattaché au gouvernorat d’Alep mais conserve une autonomie administrative. Les Kurdes et les chrétiens (en majorité jacobites et arméniens) de la Jézireh, demandent une autonomie semblable à celle dont jouissent les Alaouites et les Druzes. Mais leurs réclamations ne sont pas prises en considération.  En  1936 la Syrie est réunifiée et il est mit  fin à   l’autonomie du Djebel Druze et du territoire des Alaouites.

Né de la réunion  par les Britanniques des trois vilayets ottomans de Mossoul, de Bagdad  et de Bassora,  l’Irak  regroupe trois grandes communautés ethnico-religieuses : les Kurdes  et  les Arabes chiites  et  sunnites. A côté  d’elles,  existent  également des minorités chrétiennes,   turkmène et yazidi.  A la discrimination des autres communautés   par les sunnites sous la dynastie  hachémite et le régime baasiste,   succédera  celle qu’ils subissent sous  le régime dominé  par les chiites mis en place par les Américains.  Ce qui montre que, comme en Syrie, la laïcité formelle des institutions n’empêche pas  l’accaparement sectaire du pouvoir.  La Jordanie est une création artificielle britannique où cohabitent une majorité de Palestiniens et la  population  bédouine d’origine. Mais, du fait de l’absence en son sein du clivage sunnito-chiite,  elle  semble devoir être épargnée par la menace de fragmentation  guettant ses voisins syrien et irakien

Des rêves brisés d’unité arabe à l’islamisme politique

Les années qui suivirent l’accession des États arabes du Proche-Orient à l’indépendance virent  plusieurs tentatives avortées d’unité arabe remettant  en question des frontières héritées de l’époque  coloniale.  Ces échecs montrent que les frontières dessinées naguère par la France et l’Angleterre n’étaient pas totalement artificielles. Et, en tout cas, que  se sont  développés des nationalismes locaux - irakien, syrien, jordanien et libanais -  supplantant le sentiment d’appartenance à une mythique « nation »  arabe. Le nationalisme panarabe, laïc et socialiste  des  régimes égyptien, syrien et irakien  fut contrecarré  par le panislamisme promu par l’Arabie Saoudite.  A partir des  années 1970-1980,   l’échec du nationalisme arabe et des régimes socialo-militaires de la région  ouvrit  la voie au  « retour » à l’islam. Les mouvements  islamistes occupent l’espace et entravent  l’émergence de toute  autre idéologie. Il n’est pas étonnant dans  ce contexte  que les soulèvements populaires  dirigés successivement,  à partir de 2011,  contre les régimes  tunisien, égyptien, yéménite et syrien qualifiés prématurément de « printemps Arabe » aient été confisqués par les mouvements islamistes..
La faillite d’un monde ?
Retour des militaires au pouvoir en Égypte.  Bain de sang, en Syrie.   Guerres civiles sectaires opposant les sunnites aux chiites en Irak et aux alaouites en Syrie. Risque  d’éclatement de ces deux pays.  Fanatisme génocidaire  et iconoclaste du prétendu « État islamique ».  Menace  terroriste qu’il fait peser sur la région et le monde.  Épuration ethnique dont sont victimes les communautés chrétienne et yazidi d’Irak.  Ces événements  dramatiques  sont le symptôme de deux crises plus profondes qui se nourrissent mutuellement : la crise de l’islam, et la faillite d’un monde arabe miné par ses divisions, l’absence d’état de droit et de libertés, et le bilan économique et social désastreux de régimes autoritaires et corrompus. Malheureusement pour eux, au lieu de le reconnaître, les Arabes ont trop tendance à  verser dans la théorie du complot, attribuant leurs malheurs  aux séquelles de l’impérialisme occidental et à une mythique « conjuration américano-sioniste. » Cela dit cette thèse comporte  une part de vérité. Il   est indéniable que  la partialité occidentale envers Israël a favorisé le ressentiment  arabe et la montée de l’islam radical. Et les interventions occidentales en Irak et en Lybie ont  non seulement déstabilisé ces deux pays, mais toute la région et au-delà. 

Vers une fragmentation  du Levant ?

La destruction  par le  « califat »  autoproclamé  du mur de sable séparant la Syrie et l’Irak  symbolisant les accords Sykes-Picot préfigure t’elle la fin du système hérité  de l’ère coloniale ? L’Irak est déjà divisé en entités ethnico-confessionnelles  et  le sort de la Syrie reste en suspens,   bien que le retournement de la situation  sur le terrain en faveur du régime soutenu par la Russie ait écarté le scenario  de sa partition ou  de son repli sur un réduit alaouite. Il reste toutefois à vaincre Daech, ce qui sera probable à plus ou moins long terme. Mais si cette éventualité  éloignerait  le spectre de la remise en cause  de l’intégrité territoriale de ces deux pays, la quête d’un système politique inclusif  sans parler d’une réconciliation est une autre affaire.  Il   est  probable qu’en cas de solution politique  au conflit syrien,  celle-ci s’inspire du modèle  libanais de représentation politique sur une base  communautaire,  ou soit basée sur un système fédéral à  l’irakienne. Les Kurdes de Syrie vont-ils obtenir la reconnaissance de leur autonomie à l’instar de leurs cousins Irakiens ?  Quel  type de régime sera mis en place à Damas ? Et par ricochet  quel sera le sort  du Liban  qui  est confronté à une menace existentielle avec la présence de près  d’un million et demi de réfugiés  syriens sur son sol ?  Telles   sont les questions qui se posent à  l’heure   le récent accord de cessez le feu en Syrie imposé par Washington et Moscou pourrait laisser entrevoir l’amorce d’une solution politique à  la guerre. Celle-ci  est pour une large part un conflit par procuration opposant   les alliés du régime  (la Russie l’Iran et le Hezbollah) à  ces adversaires (Arabie saoudite, Qatar, et Turquie), sans compter les Occidentaux (principalement les États-Unis et France) tiraillés entre leur opposition à  Bachar el Assad  et leur crainte de l’installation d’un pouvoir islamiste radical à  Damas. 
Ibrahim Tabet

Mars 2016