Tuesday, December 5, 2017

La reconfiguration des alliances  et de l’équilibre des  forces au  Moyen-Orient     

La réunification de l’Irak et les derniers développements militaires en Syrie marquent  l’échec du « complot »  -  à supposer qu’il  ait réellement existé -  de partition  des pays arabes en entités ethniques et/ou confessionnelles. Et ils consacrent le nouvel équilibre des forces en faveur de la Russie et de  l’Iran au Moyen-Orient. La guerre en Syrie a pratiquement pris fin sur la  victoire du régime et de ses alliés,  même si la province d’Idlib est toujours aux mains des jihadistes de Hayat Tahir al-Cham. Bien que soumise à  l’influence russo-iranienne, la Syrie a résisté à son démembrement programmé et  Bachar el Assad restera au pouvoir.  Mais  gagner la paix sera plus difficile que gagner la guerre.  Et le pays,  qui compte un nombre effroyable de victimes et de réfugiés, à  l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières,  est complètement dévasté. La défaite de Daech et l’écroulement du rêve d’indépendance  kurde consacrent  la réunification  de l’Irak. Le chef  du gouvernement irakien, qui n’a pas de sang sur les mains, bénéficie d’une plus grande légitimité que  le dictateur syrien. Et  la   victoire de Bagdad est  encore plus nette que celle de Damas,  car  elle a été largement remportée par ses propres forces et que le pays n’est pas sous  tutelle étrangère. La réunification du territoire ne signifie toutefois pas celle des cœurs,  tant le sentiment d’aliénation  de la communauté sunnite est profond. La reconquête du territoire de l’Etat islamique ne signifie, ni la fin de cette organisation qui rentrera dans la clandestinité, comme Al-Qaeda, ni l’éradication du  terrorisme islamiste. Au Yémen, la coalition dirigée par l'Arabie saoudite est de plus en plus pointée du doigt, et Riyad mène une guerre sans perspective de victoire, s'enfonçant chaque jour un peu plus dans le bourbier yéménite. La tentative d’isolement du Qatar par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis  est également un échec qui a brisé la cohésion  des pays membres du Conseil de coopération du Golfe. En s'attaquant à ce qui constituait jusqu'ici le cœur de la tradition politique du royaume : le principe de compromis et l'équilibre des pouvoirs entre les différents clans au sein de la famille royale,    et  entre celle-ci et le clergé wahhabite, c’est tout ce système qui est mis à bas avec le coup de force de Mohammed Ben Salman. Et  le fait de contraindre   Saad Hariri à démissionner et à dénoncer en termes virulents, même si c’est une  réalité, l’hégémonie du Hezbollah et de l’Iran au Liban, n’a fait que  révéler la véritable paranoïa qui s’est emparée de l’Arabie saoudite  face aux ambitions iraniennes.  Riyad  veut  être le fer de lance de la contre-offensive   sunnite et arabe face à la Perse chiite. Mais malgré ses ressources financières, d’ailleurs en baisse avec  la chute du prix du pétrole, et le soutien américain, l’Arabie saoudite ne fait pas le poids, ni démographiquement, ni militairement face  à la grande puissance régionale qu’a été l’Iran à  travers l’histoire. Si les réformes sociétales   et le combat contre l’obscurantisme engagés  par le jeune  prince héritier vont dans la bonne direction,  son autoritarisme en politique intérieure et  son aventurisme qui tranche avec la politique étrangère traditionnellement prudente du royaume, ne sont  pas sans risques. Ces développements jouent en faveur de Téhéran  dont l’influence s’exerce déjà en Irak, en Syrie,  au Liban et au Yémen. La jonction des forces syriennes et irakiennes  à  la frontière entre ces deux pays, que les Etats-Unis ont en vain essayé d’empêcher,  a ouvert le corridor entre la République islamique et le sud-Liban, via l’Irak et la Syrie, au grand dam d’Israël qui voit son pire ennemi se renforcer à  ses portes. Si l’influence de l’Iran n’a jamais été aussi forte, ce n’est pas le cas de l’autre grande puissance  musulmane historique : la Turquie. Alors qu’elle s’était érigée en modèle d’un État alliant islamisme modéré et démocratie, la dérive autoritaire du pouvoir, le défi interne et externe que représente la question kurde, l’échec de son pari sur les Frères musulmans égyptiens et tunisiens, enfin l’intervention russe en Syrie, ont ruiné les ambitions néo ottomanes de Recep Tayyip Erdogan. Et  le pays, déjà fragilisée par le problème kurde,  a   été   ébranlée par le coup d’Etat manqué contre le président  et les purges massives qui l’ont suivi. Quant aux pays arabes,  ils sont plus divisés et affaiblis que jamais. Les problèmes économiques et sécuritaires de l’Egypte   l’empêchent de jouer le rôle qui devrait être le sien en tant que poids lourd arabe et musulman.  La cause palestinienne a  été reléguée au second plan par l’antagonisme chiite-sunnite et arabo-perse. Et le Liban, pris entre deux feux, risque d’être déstabilisé  par le coup de force saoudien qui a brusquement mi fin au compromis politique, certes bancal, prévalant dans le pays.  L’autre grand vainqueur de l’éclatement du monde arabe est  Israël.  Resté relativement en retrait pendant que ses voisins s’entre-déchiraient, Tel-Aviv ne peut se permettre de tolérer la présence des  Gardiens de la Révolution  et du Hezbollah en Syrie et, en cas de guerre, d’avoir à  faire face à  un  front allant du sud-Liban au Golan. D’où  les rumeurs de plus en plus insistantes concernant une guerre préventive menée par l’Etat hébreu pour écarter cette menace. Guerre  qui serait malheureusement encore plus dévastatrice pour le Liban que  celle de 2006. Au niveau des puissances internationales,   le désengagement relatif des Etats-Unis, lors de la présidence Obama,  ainsi que les contradictions et les  errements de la politique américaine, ont créés un vide de puissance dans lequel s’est engouffré la Russie.    Sans compter qu’ils ont jeté la Turquie,  membre de l’OTAN dans les bras de Moscou.  Depuis son intervention militaire en Syrie, Vladimir Poutine est parvenu,  à imposer son pays comme un acteur incontournable au Moyen-Orient.  En  s’assurant  d’une base en Méditerranée orientale,  il  a réussi à briser l’encerclement dont il  est l’objet de la part de Washington et de ses alliés au sein de  l’OTAN. L’intervention russe en Syrie obéit aussi à des considérations économiques, la Syrie étant à la fois un passage  obligé pour les oléoducs transportant le pétrole du Golfe vers la Méditerranée et un pays potentiellement producteur de gaz offshore. Signe de l’influence prépondérante de la Russie en Syrie, après avoir reçu  Bachar el Assad,  Vladimir Poutine a organisé,  le 22 novembre 2017,   à  Sotchi, un sommet entre lui-même, et les présidents turc, Erdogan, et iranien, Rohani, visant à trouver une solution politique au conflit syrien, dans une  tentative de concurrencer les négociations de Genève sous l’égide de l’ONU. Indépendamment de la réussite ou non de cette initiative, elle  illustre  l’échec de la coalition hétéroclite  réunissant les  Etats-Unis, des nations européennes,  la Turquie, et les pétromonarchies du Golfe.  Bien qu’opérés pour des raisons différentes,  le rapprochement de la Turquie avec la Russie et l’Iran et, celui officieux, entre l’Arabie saoudite et Israël, alliés objectifs contre l’Iran,  inaugurent  une reconfiguration des alliances au Moyen-Orient. Celles-ci sont   essentiellement structurées  autour du problème de la constitution du fameux triangle chiite dont la centralité a remplacé celle du conflit israélo-arabe.

Ibrahim Tabet  

Wednesday, November 8, 2017


Saad Hariri : une démission surprise qui ouvre une grave crise. 

La démission surprise du Premier ministre libanais Saad Hariri à partir de Riyad ouvre une grave crise locale et fait suite aux importants bouleversements survenus récemment sur la scène   régionale. En lui forçant  sans doute la main,  l’Arabie saoudite  vient de sonner, abruptement, le glas de la formule du gouvernement de compromis sur lequel reposait le sexennat du président Michel Aoun. Elle met le Liban face à un choix impossible : soit la confrontation avec le Hezbollah,  soit la confrontation avec  l'Arabie saoudite et ses alliés. Dans l’ensemble c’est donc plutôt l’inquiétude qui prévaut parmi la classe politique et l’opinion publique libanaise. Le pays risque de rester sans gouvernement pendant une période indéterminée  comme ça a été le cas par le passé. Aucun leader sunnite ne pourra en effet ignorer la position saoudienne en  acceptant  de présider  un gouvernement  dont ferait partie  le Hezbollah. Et ce dernier risque de son côté  de se raidir face aux multiples pressions dont il est la cible, parmi lesquelles figurent les sanctions américaines. Un autre motif d’inquiétude est l’attitude israélienne de plus en plus menaçante envers le Hezbollah, illustrée par les déclarations de ses dirigeants selon lesquelles son arsenal constituerait  un  « casus belli ». Certains analystes n’écartant pas le scénario  d’une guerre préventive menée  contre  la milice chiite  par l’Etat hébreu qui serait dévastatrice pour le Liban. La question pour ces « experts » n’étant pas si elle aura lieu,  mais quand !  D’autres Libanais se félicitent au contraire des dénonciations virulentes mises dans la bouche de Hariri  envers l’Iran et le Hezbollah,  qualifié de « Parti du diable »  et de « tumeur cancéreuse » par ses mentors saoudiens, et  veulent y voir le signe d’un réveil du  sunnisme libanais et la fin de sa  soumission à leur hégémonie. Ils estiment que le compromis consenti par les Partis du « 14 mars » ayant conduit à l’élection de Michel Aoun à  la présidence de la République  et à la formation du gouvernement Hariri a été un marché de dupes. Et que le camp souverainiste   a été contraint de faire trop de concession au camp du « 8 mars » enhardi par la   tournure favorable à  l’Iran et à  ses alliés prise par les guerres en Syrie et en Irak. La  goute d’eau qui a fait déborder  le vase a  été la déclaration du président iranien Rohani selon laquelle aucune décision  importante concernant la région, y compris le Liban, ne peut être prise en ne tenant pas compte des intérêts de  l’Iran.  Si Saad Hariri a eu tort de faire sa déclaration à  partir de Ryad, il a eu raison  estiment-ils, de dénoncer la mainmise de l’Iran et du Hezbollah sur le Liban. Et ils font remarquer que si l’ingérence de  Riyad dans la politique intérieure libanaise est aussi flagrante que celle de Téhéran, cette dernière s’emploie à soutenir une milice illégale qui mine  l’autorité de l’Etat, exerce un chantage armé contre ses opposants, et expose le pays à  des représailles israéliennes.  Ils ne sont pas dupes du discours apaisant et fort habile par ailleurs de Hassan Nasrallah  feignant de compatir au sort de Hariri « otage des Saoudiens ».  Ils n’oublient pas  les  assassinats politiques imputés à son Parti, et le fait qu’il ait  bloqué pendant des mois l’élection d'un président pour finir par imposer son candidat. Sans compter l’intérêt économique vital du Liban  à  ne pas compromettre ses relations avec l’Arabie saoudite et les pays du Golfe  travaillent des dizaines milliers  de Libanais.  S’il est trop tôt pour prévoir les répercussions de la démission de Saad Hariri, les  choses ne seront plus en tout cas jamais comme avant. Les alliances politiques  qui avaient débouché sur la formation du  gouvernement de coalition sortant se déliteront et on assistera  probablement à  un retour à  la polarisation 14 mars-8 mars, et à  un durcissement de l’attitude du Courant du Futur et des Forces libanaises envers le Hezbollah qui compromettra le rapprochement entre ces dernières et le Courant patriotique libre. S’il est peu probable, en tout cas il faut l’espérer,  que l’antagonisme chiito-sunnite débouche sur  nouvelles violences sur la scène intérieure, le Liban se retrouve de nouveau dans la tourmente. Sa culture du compromis, pour ne pas dire des compromissions, ainsi que ses   tentatives pour ne  pas se laisser entraîner dans la confrontation entre l’axe américano-israélo-saoudien et l’Iran ont finalement été vaines face à  la  détermination du trio Trump-Netanyahou-Mohamed ben Salman à en découdre avec ce dernier.  Le coup de tonnerre qui vient d’éclater marque un tournant capital dans la crise libanaise, s’inscrit en effet dans le sillage de plusieurs changements sur l’échiquier politico-religieux régional : la décision  de l’administration Trump  de contrer l’expansionnisme de l’Iran dont la volonté de puissance n’a en rien été modérée par l’accord sur le nucléaire, comme l’escomptait  Barak Obama. Les  victoires  du régime  syrien, allié de  l’Iran,  qui constituent un sérieux revers pour l’Arabie saoudite et les Etats-Unis, lesquels, ayant  tout fait pour le renverser,  cherchent  à   compenser leur  défaite sur la scène libanaise. La jonction entre les armées irakiennes et syriennes à  la frontière entre les deux pays qui ouvre les portes du corridor iranien reliant l’Iran au Liban via l’Irak et la Syrie, au grand dam des Américains qui ont tenté en vain de l’empêcher. Enfin l’accession au pouvoir du jeune prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohamed ben Salman.  Celui-ci  s’est démarqué de la politique étrangère traditionnellement prudente du royaume en intervenant militairement au Yémen  pour contrer le soutien iranien aux Houttis et en isolant le Qatar.  En arrêtant une trentaine de princes et d’hommes d’affaires saoudiens,  il a marqué sa volonté d’exercer un pouvoir sans partage. Incarnant  le réveil du sunnisme arabe face au triomphalisme de la Perse chiite, il s’est fixé deux objectifs prioritaires : endiguer l’impérialisme iranien et réformer le royaume notamment en prônant un islam plus ouvert en phase avec les aspirations des nouvelles générations. Si ce changement souhaitable devait se concrétiser, on ne pourra plus renvoyer dos à dos l’obscurantisme wahhabite et la dictature théocratique des mollahs. Combiné avec la déroute de Daech,  il pourrait signifier le crépuscule de l’extrémisme sunnite et jouer en faveur du sunnisme modéré qui représente  un contrepoids  plus acceptable et plus efficace  à  l’influence iranienne. A moins  que l’enlisement de l’Arabie au Yemen et l’échec de sa politique d’isolement du Qatar ne compromette ses ambitions de jouer le rôle d’Etat phare du monde musulman. 
Ibrahim Tabet
Le 8/11/2017   


Friday, September 15, 2017

Francophonie et mondialisation culturelle : le cas du Liban

Toute l’histoire du Liban, pays au confluent des civilisations est  placée sous le signe du multilinguisme et du multiculturalisme. En inventant l’alphabet pour les besoins de leurs  échanges matériels et immatériels  avec les peuples de l’ancien monde,  les   Phéniciens furent en quelque sorte des précurseurs d’une mondialisation culturelle avant la lettre.  Aujourd’hui cette mondialisation se traduit par la diffusion planétaire de l’anglais et des   produits de la culture de masse américaine que mon ami et ancien associé Jacques Séguéla qualifiait de coca-colonisation culturelle.  Le Liban ne pouvait évidemment y échapper.    Comme  partout ailleurs l’anglais tend à  y devenir  la langue des affaires.  De même que par exemple les  noms des banques locales et des enseignes de magasins ont été anglicisés.  Que l’anglais  ait envahi   les  affiches publicitaires.   Ou encore que la baie du Saint- Georges ait  été rebaptisée  « Zaitouna bay » ;  atteinte regrettable à  mes yeux  au patrimoine culturel de Beyrouth. Cela dit, bien que le taux d’utilisation de l’anglais  ait sensiblement augmenté,  cette progression s’est moins faite au détriment qu’en complément  de la langue de Molière.  Et alors que  pour la majorité des libanais qui le pratiquent, l’anglais a surtout une fonction utilitaire, le français le français est à la foi  une langue de communication et de culture, qui peut avoir une portée identitaire.  Pour le père Selim Abou ancien recteur de l’USJ : «  les Libanais peuvent être trilingues. Mais ce qui a contribué à forger leur identité nationale, c’est le français dans sa conjonction étroite avec l’arabe. Aux côtés de l’arabe, langue nationale du pays, le français est vécu non seulement comme une langue de communication, mais comme une langue de formation et de culture à  portée identitaire. »   La  francophonie  devient ainsi pour  beaucoup  de libanais francophones  à  la fois un  des fondements  de la spécificité du Liban   par rapport à  son  environnement régional et un moyen d’affirmation de leur rejet de l’uniformisation culturelle que tend a favoriser la mondialisation. Autres signes encourageants : Le succès Le salon du livre français de Beyrouth, ne se dément pas.  L’édition locale de livres en français est en progression. Et la liste des auteurs libanais ou d’origine libanaise francophones s’enrichit chaque année de nouveaux noms. Cette vitalité et e de l’attachement des Libanais à la francophonie témoignent t de son enracinement au Liban.  Il  n’y a donc  aucun  risque que le français  ne connaisse un jour le même sort qu’en Égypte  qui comptait-il y a une génération à peine, un nombre important de francophones.

Ibrahim Tabet : Mot d’introduction à  la conférence du professeur Denis Fadda à  l’Institut français de Beyrouth  le 11 septembre 2017    

Thursday, September 14, 2017

Forum de l’Association pour la sauvegarde de Tyr. 8-10 septembre 2017
Intervention d’Ibrahim Tabet : « Le commerce véhicule de paix, route de dialogue et d’échange en Méditerranée. »  
Je remercie   l’Association pour la sauvegarde de Tyr et la  Ligue des cités  cananéennes, phéniciennes et puniques  de m’avoir  fait l’insigne honneur  de m’inviter à   figurer parmi les intervenants   à  ce forum.  Le titre donne à   mon intervention   par les  organisateurs  est : «  Le commerce véhicule de paix, route de dialogue et d’échange en Méditerranée ». Il est  légitime de se demander  si  cela a été toujours le cas,  et si  le commerce ne peut pas  être à la fois un facteur de paix ou de conflit. De paix comme c’est le cas  du  processus  de  construction  de l’Union européenne  qui a  débuté modestement par l’instauration d’une coopération dans le domaine du charbon et de l’acier  puis d’un  Marché  commun,  créant ainsi une communauté d’intérêts  entre  ses  membres.  Ou  aussi de conflits,  comme le souligne  Georges Corm dans son ouvrage : «  La Méditerranée espace de conflit, espace de rêve ». Autre   question : celle de l’effet supposé de  la  libération des  échange  sur la réduction des  écarts   de richesses   entre  pays du nord et du sud de la Méditerranée ;  alors  que, paradoxalement,  c’est  surtout en Occident que se sont manifestés  dernièrement des  mouvements alliant appels au  protectionnisme et au  repli identitaire.
On ne peut traiter  ce sujet sans évoquer   Montesquieu et Fernand Braudel.  Pour Montesquieu qui a développé le paradigme  du « doux commerce », l’effet du commerce, entendu dans son sens matériel et immatériel, est d’adoucir les mœurs et de porter à la paix. Dans le livre qu’il a consacré  à   l’histoire du commerce,   qui est pour lui celle de la communication entre les peuples, il affirme qu’en multipliant les voyages et dons les échanges, il favorise la tolérance.  Il est d’ailleurs symptomatique que certains traités   commerciaux aient été dénommés « traités d’amitié de commerce et de navigation ».
Braudel  a  développé  le concept d’économie-monde en lien avec l’espace géographique, culturel et économique constitué autour de la mer Méditerranée. Il  a fait  de l’espace méditerranéen  l’acteur principal de ses  ouvrages : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Et :   Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe –XIIIe siècles.  C’est une géohistoire qui  met l’accent sur le temps long et privilégie  la vie économique, l’organisation sociale et la psychologie collective au détriment des événements politiques. Elle  montre entre autres,  l’influence déterminante du milieu sur les échanges matériels et immatériels.  Et  que s’il  existe  de  grandes différence  entre les  modes de vie et de penser propres aux civilisations européenne  et musulmane, celles–ci  ont   été une source d’enrichissement culturel réciproque.
Après un survol  historique je me propose  de dresser un bref état  des lieux actuel des échanges  économiques et culturels entre  les pays et les peuples riverains de la Méditerranée et de mentionner les initiatives européennes  afin de les promouvoir. J’aborderai enfin  la question  de savoir   dans quelle mesure   ces échanges peuvent  aujourd’hui favoriser de dialogue  des  cultures et le vivre ensemble autour de la Méditerranée.
Un  rapide panorama  historique   
 Berceau  de grandes  civilisations,  l’espace méditerranéen   a longtemps occupé une place centrale dans l’histoire de l’humanité. De tout temps, la Méditerranée  a été un  trait d’union  entre les peuples et  créé  un environnement propice au développement de  la  culture  et du  commerce qui  était    bien plus rapide et économique  par voie de mer que de terre ;  avantage qui fut  aussi  une des causes  des batailles navales   visant  à s’assurer la maitrise  de la  mer  dont elle a  été le théâtre.   
Il est inutile de rappeler aux éminents spécialistes  de l’histoire de la Phénicie et de Carthage le rôle  pionnier joué   par les marchands- navigateurs phéniciens dans le commerce  méditerranéen.  Ceux-ci furent  les premiers à essaimer des comptoirs marchands   le long des côtes  de la Méditerranée, bien avant les Grecs  qui ne le concurrenceront  qu’à  partir  du VIIème  siècle. Il semble que  de même  que l’invention de l’écriture par  les Sumériens fut   due à des  besoins comptables,  la création  du premier alphabet par les Phéniciens  fut  en grande partie motivée par les besoins de communications  donc de dialogue  générés  par le commerce. Carthage  qui   exploite à son grand profit sa situation stratégique au confluent des deux bassins de la mer intérieure  prend de relai  des cités phéniciennes. A la différence  de  la colonisation pacifique  pratiquée pas ces dernières, la sienne  prend   une tournure conquérante  ce qui finit par l’entraîner  dans  une lutte à  mort   avec Rome pour la suprématie en Méditerranée  occidentale. La  rivalité commerciale entre Carthage et Rome  a été  l’une des causes  des trois guerres puniques. Après  que Rome eut  fait de la « Mare nostum »  un lac romain, la « pax romana »  permit  une intensification des échanges  commerciaux sur tout le pourtour méditerranéen. Echanges  qui furent  également  favorisés   par   l’appartenance des peuples de l’Empire à une même civilisation.   Les invasions  barbares anéantirent presque le commerce dans ce qui fut l’Empire Romain d’Occident. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’Europe occidentale rattrapa  le niveau de développement qui était le sien  du temps de l’Empire romain. Cependant le commerce resta florissant dans l’Empire byzantin.  
Le haut  Moyen-âge ouvre  une  nouvelle étape  dans l’histoire   de la Méditerranée  devenue  l’arène   d’une  confrontation entre  le monde musulman et l’Europe  qui ne casse  toutefois pas   le flux des échanges  entre ses rives nord et sud.  Ainsi,  après la conquête islamique, les échanges commerciaux connaissent de nouveau un développement considérable en Méditerranée  principalement contrôlés par les marchands musulmans   L’Andalousie et la Sicile deviennent des foyers de brassage des peuples et des idées par l’intermédiaire desquels  l’Occident redécouvre les  œuvres de l’Antiquité traduites et commentées en arabe. Au Xe siècle, avec l’établissement du califat fatimide, une  partie du trafic oriental qui passait par le golfe Persique est détournée vers les ports de la mer Rouge, acheminée par caravanes jusqu’au Nil et par le fleuve jusqu’au Caire puis  Alexandrie. Celle-ci  devient un port incontournable pour les  échanges avec l’Europe et,  plus tard,   une  ville  emblématique  de ce cosmopolitisme levantin, aujourd’hui défunt, célébré  par le roman  de Laurence Durrel.

À partir du XIIe siècle, l’Occident pèse d’un poids nouveau dans le commerce en Méditerranée. Les flottes de Pise,  de Gênes  et surtout de Venise s’imposent progressivement dans le commerce oriental. Cette dernière  s’assure du  monopole du commerce lucratif des épices et draine l’essentiel des ressources de l’Orient en Occident qui débarquent en son port  pour être acheminées vers diverses destinations. Elle  construit un véritable empire colonial en Méditerranée en multipliant les établissements commerciaux.  Qui dit commerce dit  besoin de communiquer, ce qui contribue  à faire, à  l’époque,  de l’italien la « lingua franca »  en Méditerranée orientale. 
À  partir de la Renaissance, un décalage se produit progressivement entre l’Europe et l’Empire ottoman en matière de modernité culturelle  et de développement économique.  Au XVIe siècle la  Capitulation signée    entre François Ier et Soliman le Magnifique,  qui sera renouvelée  et étendue aux autres ressortissants européens,   accorde   aux Français le droit de commercer  librement dans tout  l’Empire,  ce qui fit la fortune de leurs échanges avec les Echelles du Levant. Ce nom  est donné  aux établissements  européens  installés dans les  ports  et villes  de l'Empire ottoman où  ils  pouvaient se livrer au commerce d'importation et d'exportation. Ce traité   marque l’aube de l’inversion définitive des termes des  échanges, non seulement commerciaux mais culturels  entre l’Occident et l’Orient méditerranéens.  Les marchandises  européennes détrônent progressivement les productions locales. Et, alors qu’au   Moyen Age la civilisation musulmane était plus avancée  que celle de  l’Europe occidentale   et que la pensée européenne avait été fertilisée par la philosophie arabe, c’est désormais les idées et les techniques européennes dont s’inspirent  les  élites ottomanes et arabes dans leur quête de modernité.   
L’ouverture de la route du Cap par les Portugais puis la découverte du Nouveau Monde,  marquent   le début de la marginalisation de l’espace méditerranée qui perd progressivement son rôle pivot  dans le commerce international.  Le déplacement du centre du monde de la mer intérieure à   l’océan Atlantique   entraîne  le  déclin  des cités-états  maritimes italiens  au profit des   grands Etats européens : l’Espagne, puis  la France et  l’Angleterre  qui se disputent  la suprématie en Méditerranée. Puissance non méditerranée,  cette dernière finira par en contrôler les accès à Gibraltar et à  Suez.  Tandis  que  Londres détrône Venise puis Amsterdam de leur statut  de pôles d’une économie  désormais mondialisée.    Au XIXe siècle  les progrès de la navigation  à vapeur entraînent  un accoisement des échanges  entre l’Europe, l’Afrique  du Nord et le Levant. Au Levant ceux-ci  profitent  aux négociants locaux  qui  forment une nouvelle bourgeoisie qui  ne tarde  pas à s’occidentaliser.   
La révolution industrielle et le développement du capitalisme ouvrent   une nouvelle phase dans l’impérialisme européen qui, comme  celui des autres empires à travers l’histoire,  a été  largement motivé  par des considérations  économiques.   Il s’agissait  alors d’ouvrir de nouveaux marchés servant à la fois de débouchés aux exportations  de produits manufacturés européens et de sources de matières premières. Les milieux d’affaires  soutiennent   les partis colonialistes  et exercent  une grande influence sur les décisions  politiques.  C’est le cas  par exemple des Chambres de Commerce de Marseille et de Lyon qui, à la veille de la Première guerre mondiale,  appuient les revendications du gouvernement  français sur la Syrie géographique  où   leurs intérêts économiques sont considérables.   Contrairement aux cas de  colonisation directe,   l’action des puissances européennes  dans l’Empire ottoman   et ses provinces correspond au concept de politique d’influence combinant les dimensions, économique  et culturelle. La France en particulier fait de la diplomatie culturelle (puissance douce) et  de la diffusion de la langue française  un de ses principaux vecteurs d’influence.
Cette corrélation entre partage de la langue, proximité culturelle,  et échanges économiques est illustrée    par le cas  du  Liban où  ceux-ci ont été favorisés  par l’enracinement de la francophonie dans le pays  à partir des années 1830. L’amitié entre la France et le Liban  s’est  encore manifestée  par  le rôle moteur  de la France dans   l’aide  à la reconstruction du pays  à  travers les conférences Paris I, II et III et son intégration depuis 1999 dans  la zone de solidarité prioritaire définie par le gouvernement français.
Où   en est-on  aujourd’hui ?
Alors que les riverains  de la « mare nostrum »  romaine faisaient partie d’une même civilisation, elle  est de nouveau   le théâtre  d’un  clivage  entre sa  rive nord et ses  rives sud et est. Malgré les nombreux appels en faveur du vivre ensemble,  l’actualité  pourrait malheureusement donner raison à la prophétie auto réalisatrice du choc des civilisations. Beaucoup d’Européens voient surtout  la Méditerranée comme une voie de passage de flux migratoires indésirables  menaçant sa  culture, ses valeurs et sa sécurité. Tandis que la montée de l’islamisme radical  se traduit par un regain d’anti occidentalisme de la part d’une partie des musulmans
                                                                                                                                     
Les  forums de dialogue interculturel ou interreligieux et les initiatives visant à combler ce fossé d’incompréhension et à promouvoir la coopération entre pays riverains de la Méditerranées, qu’elle soit de  nature  culturelle,  politique, ou économique,  n’ont pas manqué, quoique sans grand effet. Signalons entre autres  la conférence donnée en 2013 à l’Institut du monde arabe au cours de laquelle  Edgar Morin a lancé  un cri d’alarme face aux replis identitaires dans les pays méditerranéens: « La Méditerranée s’efface comme facteur commun. Pourrons-nous sauver la Méditerranée ? Pourrons nous restaurer, mieux, développer sa fonction communicatrice ? Pourrons-nous remettre en activité cette mer d’échanges, de rencontres, ce creuset et ce bouillon de culture, cette machine à fabriquer de la civilisation ? ».

Au niveau économique, le commerce entre pays riverains de la Méditerranée    est très asymétrique,  les exportations de marchandise  des pays européens représentant 10 fois celle des pays en développement hors pétrole.   Il s’agit surtout d’échanges Nord-Sud, les échanges transversaux sud-sud  étant faibles du fait du peu de complémentarité des   économies des  pays arabes et de leur faible intégration. C’est surtout la Turquie   du fait de son union douanière avec  l’Union Européenne, ainsi que les pays du Maghreb,  notamment le Maroc et la Tunisie,  qui bénéficient davantage des accords de sous-traitance et des délocalisations d’entreprises européennes ; sans  parler du tourisme qui  outre son impact économique, est un facteur de rapprochement humain entre Européens et autochtones.  
La  principale  initiative de partenariat euro-méditerranéen  est  le processus de Barcelone aussi appelé Euromed engagé en 1995  qui visait à instaurer une zone euro-méditerranéenne de paix, de stabilité et de sécurité. L’enjeu était de refaire de la Méditerranée un espace intégré  économiquement au-delà de ses divisions politiques et de son hétérogénéité culturelle et religieuse. Des accords d’associations  prévoyant une libéralisation des échanges  furent effectivement signés entre l’UE et  huit pays du sud de la Méditerranée. Mais  le bilan de ce processus fut  très mitigé, ce qui   suscita le  projet  politiquement plus ambitieux d’Union pour la Méditerranée, lancé en 2008 par Nicolas Sarkozy qui voulait  initialement l’appeler « Union de la Méditerranée » et y inclure uniquement les pays riverains.  Malgré le  fait  que  sa mission et ses objectifs initiaux,  notamment la création d’une zone de libre échange entre l’Union Européenne  et les pays du sud de la Méditerranée, aient été revus à  la baisse,  il a été  définitivement enterré à  la suite des  « printemps arabes ». Cela dit son échec est  également au  fait que les pays du nord et de l’est de l’Union Européenne qui y ont été associés sur l’insistance de l’Allemagne n’y voyaient pas le même intérêt que la France qui en avait pris l’initiative, l’Italie ou l’Espagne.

Conclusion

Malgré la prise de conscience de toutes les parties prenantes de l’ampleur de la crise,  aucune tentative sérieuse de relance de la coopération méditerranéenne et euro-arabe n’a été engagée depuis les « printemps arabes ». La responsabilité de réduire les foyers de tensions et d’affrontements pour assurer la stabilité et la sécurité dans l’espace méditerranéen et euro-arabe appartient certes d’abord aux Etats. Mais sans implication de la société civile, les politiques décidées « par le haut » ne peuvent qu’avoir un effet limité. L’absence de dialogue et d’implication de la société civile fut d’ailleurs l’une des raisons des échecs du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée. C’est pourquoi il faut saluer des initiatives  comme celle de la création de la Ligue des cités  cananéennes, phéniciennes et puniques qui peuvent  apporter une contribution dans ce sens.

Merci


Ibrahim Tabet  

Thursday, August 10, 2017

La poudrière du Proche-Orient

   
Le Proche-Orient est une véritable poudrière. Cette expression fait référence à celle de «  poudrière des Balkans » présentée comme une des causes de la Première Guerre mondiale, bien que celle-ci ait été provoquée par le jeu des alliances et les  rivalités des grandes puissances européennes instrumentalisant les nationalismes des petites nations balkaniques. Une autre expression empruntée à cette époque est celle de « balkanisation » pour désigner le risque de fragmentation de l’Irak, de la Syrie, et peut-être d’autres pays de la région. Même si le scenario d’une nouvelle guerre mondiale est à écarter, il existe des analogies entre les deux contextes : mêmes interventions déstabilisatrices des grandes puissances, même instrumentalisation politique du religieux et existence d’Etats à la fois en conflits entre eux et en proie à des contradictions internes. Peu de régions au monde représentent aujourd’hui autant d’enjeux géostratégiques et suscitent autant d’ingérences de la part des puissances internationales que le Proche-Orient. Un exemple de cet intérêt disproportionné par rapport à son poids au niveau mondial a été les navettes d’Henri Kissinger entre les trois belligérants de la guerre israélo-arabe de 1973 et l’implication inlassable de Washington en faveur d’un règlement du conflit israélo-arabe qui semble plus hors d’atteinte que jamais.
Si la création d’Israël et les ressources pétrolières de la région suscitant toutes les convoitises figurent parmi les causes principales de l’instabilité et des violences    qu’elle n’a cessé de connaître, celles-ci sont également dues à des facteurs endogènes,   tels que la faillite des régimes autoritaires arabes, la crise générale de l’islam, ou l’hétérogénéité religieuse ou ethnique de pays comme le l’Irak, le Liban  ou la Syrie. Et aucune région n’a été et ne reste potentiellement l’épicentre d’autant de conflits explosifs : occupation de la Cisjordanie, ambitions hégémoniques de la République islamique iranienne suscitant l’hostilités des Etats-Unis, d’Israël et des pays arabes sunnites, résurgence de l’antagonisme millénaire entre sunnite et chiite, montée du fanatisme islamiste, apparition d’organisations jihadistes telles que Daech, menace terroriste débordant largement la région, guerres « civiles » en Irak et en Syrie impliquant les  puissances régionales et internationales, risque d’éclatement d’une nouvelle guerre, destructrice pour le Liban, entre Israël et le Hezbollah, répercussion sur la Turquie de l’émergence d’entités kurdes en Irak et en Syrie.   
S’agissant des pays formant ce qu’on appelait le « croissant fertile », la fabrication de cette nouvelle poudrière remonte aux accords Sykes-Picot et surtout à la déclaration Balfour Si l’on peut critiquer la manière dont la France et la Grande Bretagne s’en sont partagé la mainmise et le tracé de leurs frontières, celles-ci ne sont pas avérées aussi artificielles que ne le prétendent les nationalistes arabes. Ainsi se sont développés entre temps des nationalismes irakien, syrien, libanais et jordanien, et la responsabilité de l’implosion de l’Irak et de la Syrie ne saurait être imputée aux anciennes puissances coloniales. Il n’en est pas de même de la création d’Israël qui a non seulement été à l’origine de quatre guerres israélo-arabes majeures (1948, 1956, 1967 et 1973) et de trois invasions du Liban (1982, 1996 et 2006) et reste sans doute la cause principale de la déstabilisation de la région. Ces guerres ainsi que la guerre dite civile du Liban (1975-1989) n’ont toutefois pas  débordé de la région ni menacé la paix mondiale malgré la rivalité entre l’URSS et les Etats-Unis. Elles n’ont pas non plus eut autant de répercussions sur l’Europe à travers le terrorisme et l’afflux de migrants que celles qui font rage en Syrie et en Irak. On aurait même pu espérer que le processus d’Oslo débouche sur une paix israélo arabe, mais celui-ci n’a été qu’un leurre qui a permis à l’État d’Israël de gagner du temps pour étendre la colonisation en Palestine. Le blocage de ce processus est toutefois loin d’être la seule cause de l’explosion de la poudrière proche-orientale. L’étincelle qui y a le plus contribué a été l’invasion de l’Irak en 2003 par une coalition menée par les Etats-Unis. Outre la désintégration de l’Irak, celle-ci a eut pour effet d’ouvrir un boulevard à l’Iran, d’exacerber l’antagonisme chiito-sunnite et d’entraîner la naissance de Daech. Il y a eut ensuite l’intervention  militaire occidentale aux effets catastrophiques en Libye. Puis a éclaté en 2012 la guerre en Syrie, sans doute un des conflits les plus complexes de l’histoire de par le nombre de ses protagonistes locaux, régionaux et internationaux et la multiplicité de ses enjeux géostratégiques, confessionnels et pétroliers ; le pays se trouvant au débouché des hydrocarbures du Golfe vers la Méditerranée et le seul point d’ancrage de la Russie dans la région.  
Aujourd’hui l’avenir des pays arabes n’incitent guère à l’optimisme. Vieux de 70 ans le conflit israélo-palestinien égalera probablement la durée de la guerre de Cent ans. Et l’antagonisme millénaire entre chiites et sunnites rallumé par le déclenchement de la révolution islamique iranienne en 1979 n’est pas prêt de s’éteindre. L’on peut aussi faire un parallèle historique entre la guerre de Trente ans en Europe au XVIIe siècle et la  guerre qui fait actuellement rage en Syrie, tant au niveau de sa dimension confessionnelle, du nombre de protagonistes locaux régionaux et internationaux aux prises et de sa durée probable. La prise inéluctable de Raqqa après celle de Mossoul risquent d’être des victoires a la Pyrrhus qui n’élimineront pas le danger terroriste et aliéneront d’avantage les sunnites. Le Liban fait face à la menace existentielle que fait peser sur son équilibre communautaire la présence d’un million et demi de réfugiés syriens. Le nombre de chrétiens d’Orient se réduit comme peau de chagrin. Les problèmes démographiques, économiques et sécuritaires de l’Egypte soumise à une dictature militaire sont inextricables. L’unité des pays arabes du Golfe vient de voler en éclat. Et la stabilité de l’Arabie Saoudite risque d’être ébranlée par la chute du prix du pétrole et par l’interventionnisme du nouveau prince héritier tranchant avec la politique étrangère prudente du royaume. Le grand gagnant de ces bouleversements, auxquels il n’est sans doute pas étranger, est Israël et dans une moindre mesure l’Iran.  Au point que la question posée par une revue militaire n’est pas si une guerre menée par Israël avec l’appui américain contre le Hezbollah  donc l’Iran éclatera mais quand.  

Ibrahim Tabet 

Wednesday, July 19, 2017

Liban – Syrie : « un seul peuple dans deux États »  ou deux frères ennemis ?

La question des relations libano-syriennes est revenue sur le devant de la scène avec le débat sur le retour dans des zones sécurisées en Syrie des réfugiés syriens  présents en masse au Liban. Une partie des Libanais prône  un dialogue concernant  ce problème  avec le gouvernement syrien et l’autre y est catégoriquement opposée. Ce clivage  recoupe  d’une part  celui  entre  pragmatistes  et  idéologues ( ou idéalistes),  et d’autre part  celui entre partisans  ou  adversaires du pouvoir syrien. Les premiers   estiment qu’il est irréaliste d’espérer  leur retour sans entamer des négociations avec Damas,  même  s’ils dénoncent les   exactions  du régime et  n’oublient pas son  rôle lors de l’occupation du Liban. Certains d’entre eux doutant  même de la capacité de l’ONU à l’assurer et des intentions de la soi-disant communauté internationale dont la priorité est d’endiguer l’afflux des migrants en Europe. Tandis que les seconds fondent leur opposition  sur des considérations morales  (dénonciation d’un « régime criminel »)  ou politiques.  C’est le cas du  camp  souverainiste qui redoute  que cela n’ouvre de nouveau la porte à  ses ingérences dans les affaires intérieures libanaises. Tandis que le «  8 mars »,  mené par le Hezbollah,  est  naturellement pour un dialogue, voire un rapprochement  avec Damas. L’ambassadeur de Syrie au Liban a d’ailleurs précisé   que la question du retour des réfugiés  devra être directement négociée avec le gouvernement syrien. La méfiance  de ses adversaires envers les visées hégémoniques de la  Syrie a été ravivée par la déclaration menaçante d’un  porte-parole de l’opposition syrienne selon laquelle le Liban est « une erreur géographique » et les  Libanais ne devraient pas oublier qu’il suffit que 10% des réfugiés syriens prennent les armes pour mettre leur pays à  feu et à  sang.  
L’âpreté de la controverse s’explique aussi par le facteur confessionnel. Bien qu’ils ne l’expriment pas ouvertement au nom du politiquement correct, les chrétiens qui considèrent la présence des réfugiés  syriens comme une menace existentielle,  et dans une moindre mesure  les chiites,  y sont le plus opposés tandis que les sunnites le sont beaucoup moins. Cela dit,  ils sont tous  conscients que ce retour n’est pas pour demain et qu’il dépend de facteurs  sur lesquels ils n’ont pas d’influence, comme le rythme de la reconstruction de la Syrie après l’arrêt  éventuel de la guerre et  l’instauration  hypothétique  d’un gouvernement  de transition ;  la volonté de retour des réfugiés  et celle de Bachar el  Assad  qui semble devoir rester  en place  à les y  encourager. En dépit de ses déclarations,  il est en effet permis d’en douter d’autant plus qu’il  a pratiqué des échanges de population et qu’il ne verra  sans doute pas d’un bon œil  l’arrivée de déplacés  ayant fuit la brutalité de sa répression et animés de rancune envers lui.       
Cette controverse et l’intervention militaire du Hezbollah aux côtés   du régime syrien montrent à   quel point le destin du Liban est étroitement lié  à  la Syrie.  Ce n’est pas nier  la spécificité  culturelle libanaise  par rapport à  sa voisine  que de reconnaître  que Hafez el Assad a eu en  partie raison de déclarer -   certes non sans arrières pensées d’Anschluss -   que  «  Libanais et Syrien  forment  un même peuple dans deuz États » . Si l’Histoire et l’aspiration libanaise à l’indépendance   a séparé les deux peuples, cette séparation est   largement fictive depuis  l’afflux d’un million et demi de réfugiés syriens au Liban dont  un nombre important s’est fondu dans la population locale.  Le tracé  des frontières entre les deux pays date des années 1920. Auparavant seul le Mont-Liban jouissait d’un statut autonome  reconnu internationalement, alors que les autres  régions  qui allaient former   le « Grand-Liban », y compris Beyrouth,   ainsi  que les vilayets syriens étaient directement gouvernées  par la Porte.  Trois développements importants ont eu lieux depuis lors : un renforcement  du  nationalisme libanais auquel s’est  ralliée  la frange irrédentiste de la population, notamment  sunnite ;  l’admission par la majorité des Maronites  de « l’arabité » du Liban,  concept  cependant maintenant pratiquement vidé  de son sens avec la  division du monde arabe et la montée des deux islamismes antagonistes, chiite et sunnite ; enfin la mise  au placard, du moins officiellement, par les autorités syriennes du  rêve de Grande-Syrie . Cela n’a pas empêché les relations entre les deux pays d’être la plupart du temps conflictuelles depuis leur accès à l’indépendance en 1944  et de constituer une pomme de discorde entre Libanais. Ce fut surtout le cas durant la guerre de quinze ans (1975-1989) suivie de l’occupation du Liban par la Syrie jusqu’en 2005. Les Libanais n’ont pas oublié  les atrocités commises par la soldatesque et les services de renseignement syriens,  y compris les   bombardements et les campagnes  terroristes  visant surtout les quartiers chrétiens,  ainsi que  l’assassinat des opposants  à leur tutelle, dont celui de Rafic Hariri. Mais  ils n’ont jamais fait d’amalgame entre le régime  et le peuple syrien, n’y éprouvé de haine envers ce dernier,  comparable à  celle des peuples soumis au joug de  l’occupation nazie. Et alors que les pays européens sont obsédés par l’afflux d’un nombre minime de  migrants au regard de  leurs populations et  de leurs ressources, le Liban a accueilli avec générosité  la proportion  la plus élevée au monde de réfugiés syriens   par rapport à  sa population et sa superficie.  Cependant le fardeau  sur l’économie  et la concurrence sur l’emploi qu’ils représentent, ainsi que  la menace sécuritaire qu’ils font  planer,  suscitent l’émergence d’une sourde hostilité, voire  de relents de  racisme à leur encontre. Il ne faudrait pas que ces sentiments ternissent l’amitié entre les deux peuples au delà  des  différents  entre les deux États.
  Ibrahim Tabet          

Thursday, June 22, 2017

Vers un rétablissement de zones d’influence  au Levant ? 
    
Les  accords Sykes-Picot de 1916  relatifs au  partage des provinces arabes de l’empire ottoman entre la  France et la Grande Bretagne avaient débouché sur l’établissement de protectorats (avalisés par des mandats de la SDN) sur les Etats du Levant et le tracé de leurs frontières, sans qu’ils aient voix au chapitre. Les guerres  en Irak et en Syrie peuvent-elles remettre en question leur intégrité territoriale ?  Peut-on faire un parallèle entre la tutelle exercée sur eux par les deux anciennes puissances coloniales et leur partage en zones d’influence qui semble se dessiner entre l’Iran la Russie et les Etats-Unis ? Ces derniers qui avaient supplanté la France et l’Angleterre dans la région après l’affaire  de Suez se sont confrontés à l’URSS durant la guerre froide. Devenus la seule superpuissance après l’implosion de leur rival communiste, les Etats-Unis  ont profité de ce vide de puissance pour tenter d’imposer un ordre régional conforme à  leurs intérêts et à ceux d’Israël. Quels seront  leurs relations avec la Russie après son retour sur la scène syrienne ? Se dirige-t-on vers un  accord américano-russe   sur le dossier  syrien ? Quelle sera la conséquence de l’hostilité envers l’Iran de l’administration Trump qui s’est érigée  en champion de la cause sunnite ? Alors que les deux puissances régionales musulmanes, la Turquie et l’Iran, étaient en position de jouer un rôle majeur en Syrie et en Irak, les errements politiques d’Erdogan  ont brisé ses rêves de grandeur néo -ottomans et il doit faire face à la menace  kurde. L’Iran au contraire apparaît  comme la grande puissance régionale, grâce en partie au boulevard que lui a ouvert Washington en détruisant l’Irak. Quant à celui-ci et à la Syrie qui font figure d’Etats faillis, ils ne sont pas d’avantages maîtres de leur destin qu’en 1920 et sont destinés à rester ballotés entre l’axe chiite, allié de facto à  la Russie, et l’alliance américano-saoudienne.   
Les tentatives avortées  d’unité arabe remettant  en question des frontières héritées de l’époque coloniale montrent qu’elles n’étaient pas totalement artificielles et que se sont  développés des nationalismes irakien et  syrien.  Mais,  depuis la montée de l’islamisme et de l’antagonisme chiito-sunnite, les sentiments d’appartenance ethnique ou confessionnelle l’emportent sur le nationalisme. Les  frontières extérieures de la Syrie et de l’Irak ne seront probablement pas remises en question. Mais le Kurdistan irakien forme déjà une entité quasi indépendante et le statut des régions sunnites reprises à Daech est incertain. A moins d’y exercer  une répression génératrice d’un nouveau soulèvement, le gouvernement de Bagdad dominé  par les chiites  devra sans doute leur concéder une large  autonomie qui consacrerait la transformation de l’Irak en une lâche confédération où l’influence de l’Iran restera prépondérante.  En Syrie Daech sera probablement évincé  par les forces soutenues par les Américains de la région qu’il occupe encore. Mais, à part la confrontation engagée entre ces dernières  et les forces du  régime appuyé par l’Iran et le Hezbollah pour contrôler le sud de la frontière syro-irakienne, il est peu probable que les autres lignes de front, bougent de manière significatives, comme semblent l’indiquer les accords d’échanges de population conclus entre le régime et l’opposition. Accords qui ne présagent en rien les chances d’une entente sur une transition  politique dans un avenir prévisible. On se dirige donc probablement vers la création de facto de plusieurs cantons ethniques ou confessionnels. Un canton constitué de la « Syrie utile » gouverné par le régime, sous tutelle russe et dans une moindre mesure iranienne et regroupant la majorité de la population, y compris une importante composante alaouite, chrétienne et druze. Deux cantons sunnites, l’un dans le gouvernorat d’Idlib et l’autre dans la vallée de l’Euphrate comprenant Raqqa, placée sous protectorat américain. Ce protectorat englobera aussi le canton kurde dans le nord-est du pays, séparé de la petite enclave kurde d’Ifrin par un couloir occupé par l’armée turque. Quant à la frontière stratégique allant de Deir el Zor à Tanf, son  sort dépendra de l’issue des combats sur ce théâtre d’opérations.  Reste à savoir si cette division de facto sera transformée à terme en une fédération de jure. En attendant, tant que le régime restera au pouvoir à Damas, les Occidentaux et les pays du Golfe ne seront pas prêts à financer la reconstruction de la Syrie avec comme conséquence le fait que la majorité des réfugiés syriens dans les pays voisins ne puissent pas regagner le pays.
Ce risque affecte plus particulières le Liban. Une étude réalisée par un « think-tank » de l’ESA sur les conséquences de la crise des réfugiés syriens  prévoit qu’entre un-tiers et deux-tiers de ceux-ci (estimés à 1.500.000) resteront dans le pays. D’après cette étude, l’UE et les pays du Golfe sont déterminés à les maintenir sur place, même au risque de compromettre la survie du Liban. En fonction de l’évolution du conflit syrien, du nombre de réfugiés restants et du degré de résilience du système politique libanais, trois scenarios sont possibles à l’horizon 2030. Scenario A : le conflit syrien ne prend pas fin dans un avenir prévisible. Le nombre de réfugiés dépasse le million. Les tensions sectaires  augmentent. L’Etat libanais s’effondre et le pays se divise de facto puis de jure en cinq cantons, deux à  dominante chiite (au Sud et à la Bekaa) sous influence iranienne, deux  sunnites (au Nord et à Saida) sous influence saoudienne, et un druzo-chrétien dans l’ancien  Mont-Liban. Beyrouth restant  le siège des  quelques institutions communes. Scenario B : le régime syrien  contrôle  toujours la « Syrie utile ». Près de la moitié des réfugiés retournent chez eux. Ceux qui restent (environ 750.000) s’organisent  en lobby,  mais le gouvernement est  paralysé et n’entreprend  aucune mesure pour affronter la situation.  Scenario C : Une solution au conflit syrien  est trouvée, la Syrie est réunifiée et sa reconstruction commence. Environ deux tiers des réfugiés retourne chez eux et le nombre de réfugiés  restants  se stabilise autour de 500.00O. L’UE et les pays du GCC proposent une sorte de plan Marshal au Liban à condition qu’il  les intègre. Malgré l’opposition d’une grande partie de la population le gouvernement est contraint de l’accepter. Les Palestiniens  réclament et obtiennent le même statut.  Les institutions libanaises sont réformées dans le sens d’une sécularisation. L’économie reprend  grâce à l’aide internationale et aux investissements étrangers, mais l’émigration des chrétiens s’intensifie. L’étude considère  que ce dernier scenario est le plus souhaitable alors que c’est  le pire.   

Ibrahim Tabet    
Diversité des religions, similarité des voies mystiques  
Les religions n’ont pas la même conception de Dieu. Le Dieu trinitaire chrétien n’est pas celui du Coran ou de la Torah et le Dieu personnel des trois religions monothéistes n’est pas le Brahman, l’Absolu impersonnel de l’hindouisme qui coexiste avec des milliers de dieux dont ils sont l’émanation ; tandis que le bouddhisme est une religion sans Dieu, quoique féconde en déités. Ces différentes perceptions du divin et les traditions religieuses qu’elles ont créées ont été conditionnées par l’histoire, la culture et le langage des contrées elles sont nées.  Cela dit, au-delà de ces différences, toutes les religions adorent la même réalité divine, mais chacune à sa manière. Et il existe une parenté entre les voies des mystiques néoplatoniciens, juifs, chrétiens, musulmans, hindouistes, taôistes ou bouddhistes. Représentant la forme la plus élevée de spiritualité, la mystique est une quête personnelle du Dieu caché qui réside dans le cœur de chacun par la pratique d’une ascèse visant à se détacher du monde. Pour Plotin, philosophe mystique néoplatonicien, l’homme appartient par son corps à la matière illusoire mais il est par son âme, un fragment de l’Intellect suprême et du Logos créateur. Le salut pour lui ne peut résulter que de la reconnaissance de sa véritable nature qui n’est accessible que si l’on parvient à s’élever au dessus de la condition sensible jusqu'à l’extase, rencontre avec le divin, source de toute félicité vers lequel l’âme se fond après s’être purifiée. « J’essaye de faire remonter le divin qui est en nous au divin qui est dans l’Univers » furent ses dernières paroles.
A la fois philosophie et méthode de délivrance permettant d’échapper au cycle des réincarnations, le yoga joue un rôle central dans l’hindouisme. Soumission du corps dans un but spirituel, Il expose le cheminement du yogi en huit étapes à l’issue desquelles il redécouvre son identité avec le Brahman, ce qui constitue en soi la délivrance suprême.  Pour l’école philosophique du Vedanta, le soi (atman) est de même nature que le Brahman, la réalité ultime indifférenciée. Elle prône la théorie de l’unicité absolue et de l’équivalence de toutes les religions. Son plus grand maître, Ramakrishna,  a déclaré avoir atteint l'Absolu à travers chacune des grandes traditions mystiques, indiquant ainsi que pour lui, toutes les voies mènent à la même Réalité, une et indicible. Une de ses voies étant le bouddhisme Zen qui conduit à l’Eveil par la méditation assise dans la posture du Bouddha. Le taoïsme est une doctrine philosophique religieuse et mystique qui  conçoit le Tao  comme un principe cosmologique et un absolu suprasensible et ineffable auquel  on peut accéder à travers des techniques de maîtrise du souffle et de concentration, première étape d’un long processus comprenant une ascèse de plus en plus exigeante.
Dans le judaïsme la Kabbale est un courant ésotérique et mystique visant à déchiffrer le livre de la création du monde par le Dieu inconnaissable. En Occident les chrétiens furent plus lents à développer une tradition mystique comparée aux Byzantins et aux musulmans. Maître Eckhart développe une mystique métaphysique prônant un détachement de tout ce qui n'est pas Dieu. Pour lui, il s’agit de permettre à  l’homme de devenir par la grâce ce que Dieu est par nature. La part mystique et contemplative de la religion est plus grande dans l’orthodoxie que dans le catholicisme. La mystique orthodoxe trace ses origines dans l’expérience des Pères du désert de la purification de l’âme par la prière du cœur permettant la communion avec Dieu dans la solitude. Grande figure de la spiritualité monastique, saint Jean Climaque formule la doctrine de l’hésychasme : prière perpétuelle de l’âme s’adonnant à la contemplation, loin du monde dans le silence. A partir de là on peut parvenir à la parfaite indifférence aux choses de la terre, c’est l’ultime degré avant l’union avec Dieu. La mystique musulmane, le soufisme, est influencé par le monachisme chrétien, l’illuminisme persan, l’extase hindoue et  la kabbale juive. « L’état spirituel de baqâ (pure « subsistance » hors de toute forme), auquel aspirent les contemplatifs soufis, est le même que l’état de moskha, la  délivrance dont parlent les doctrines hindoues, comme l’extinction (al fanâ) de l’individualité, qui précède la « subsistance » est analogue au nirvâna. De même que dans le bouddhisme on s’élève par degré aux plus hauts points de l’anéantissement de l’individualité en suivant un chemin composé de huit parties, le « noble sentier », de même le soufisme a aussi son chemin, sa tariqa, avec des degrés de perfection. Il vise à revivre personnellement par la voie mystique (tarîqa) la vérité spirituelle du message du Prophète, au-delà de la donnée littérale de la Révélation (charia).  Il représente l’aspect ésotérique de l’islam, qui se distingue de l’islam exotérique au même titre que la contemplation directe des réalités spirituelles - ou divines - se distingue de l’observance des lois. L’amour tient une place centrale dans l’enseignement des maîtres soufis qui considèrent la station spirituelle qui y est associée comme une des plus insignes qui soient. Un autre élément commun à tous les soufis, est le zikr ou « invocation », qui consiste à se remémorer Dieu, notamment en répétant son nom de manière rythmée ou selon des formules traditionnelles tirées du Coran, telles que la shahada. Le zikr  est considéré comme une pratique purificatrice de l'âme, car on juge que le nom d'Allah possède une sorte de valeur théurgique Ardent mystique, Ibn Arabi développa une doctrine métaphysique reposant sur l’unicité absolue de l’Etre « Wahdat al woujud »  qui rejoint le monisme philosophique néoplatonicien et la doctrine hindouiste de la non-dualité entre le Tout, le Brahman, et l’individu qu’exprime le mantra « Tat Vam Asi » (« ceci est toi »).     

Ibrahim Tabet