Forum de l’Association pour la sauvegarde de Tyr. 8-10 septembre 2017
Intervention d’Ibrahim Tabet : « Le commerce véhicule de paix,
route de dialogue et d’échange en Méditerranée. »
Je remercie l’Association pour la
sauvegarde de Tyr et la Ligue des
cités cananéennes, phéniciennes et
puniques de m’avoir fait l’insigne honneur de m’inviter à figurer parmi les intervenants à ce forum. Le titre donne à mon
intervention par les organisateurs est : « Le commerce véhicule de paix,
route de dialogue et d’échange en Méditerranée ». Il est légitime de se demander si cela a été toujours le cas, et si le
commerce ne peut pas être à la fois un
facteur de paix ou de conflit. De paix comme c’est le cas du processus
de construction de l’Union européenne qui a débuté
modestement par l’instauration d’une coopération dans le domaine du charbon et
de l’acier puis d’un Marché
commun, créant ainsi une
communauté d’intérêts entre ses
membres. Ou aussi de conflits, comme le souligne Georges Corm dans son ouvrage : « La Méditerranée espace de conflit, espace de
rêve ». Autre question : celle de l’effet supposé
de la libération des échange sur la réduction des écarts
de richesses entre pays du nord et du sud de la Méditerranée ; alors que, paradoxalement, c’est surtout en Occident que se sont manifestés dernièrement des mouvements alliant appels au protectionnisme et au repli identitaire.
On ne peut traiter ce sujet sans évoquer
Montesquieu et Fernand Braudel. Pour Montesquieu qui a développé le paradigme du « doux commerce », l’effet du
commerce, entendu dans son sens matériel et immatériel, est d’adoucir les mœurs
et de porter à la paix. Dans le livre qu’il a consacré à
l’histoire du commerce, qui est pour lui celle de la communication
entre les peuples, il affirme qu’en multipliant les voyages et dons les
échanges, il favorise la tolérance. Il
est d’ailleurs symptomatique que certains traités commerciaux aient été dénommés
« traités d’amitié de commerce et de navigation ».
Braudel a développé le concept d’économie-monde en lien avec
l’espace géographique, culturel et économique constitué autour de la mer
Méditerranée. Il a fait de l’espace méditerranéen l’acteur principal de ses ouvrages : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II. Et :
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe –XIIIe siècles. C’est une géohistoire qui met l’accent sur le temps long et
privilégie la vie économique,
l’organisation sociale et la psychologie collective au détriment des événements
politiques. Elle montre entre autres, l’influence déterminante du milieu sur les échanges
matériels et immatériels. Et que s’il existe de grandes différence entre les
modes de vie et de penser propres aux civilisations européenne et musulmane, celles–ci ont été une source d’enrichissement culturel
réciproque.
Après un survol historique je me propose de dresser un bref état des lieux actuel des échanges économiques et culturels entre les pays et les peuples riverains de la
Méditerranée et de mentionner les initiatives européennes afin de les promouvoir. J’aborderai
enfin la question de savoir
dans quelle mesure ces échanges
peuvent aujourd’hui favoriser de
dialogue des cultures et le vivre ensemble autour de la
Méditerranée.
Un rapide panorama historique
Berceau de grandes civilisations, l’espace méditerranéen a
longtemps occupé une place centrale dans l’histoire de l’humanité. De tout
temps, la Méditerranée a été un trait d’union
entre les peuples et créé un environnement propice au développement
de la
culture et du commerce qui était bien plus rapide et économique par voie de mer que de terre ; avantage qui fut aussi une des causes des batailles navales
visant
à s’assurer la maitrise de la mer dont elle a
été le théâtre.
Il est inutile de rappeler aux éminents spécialistes de l’histoire de la Phénicie et de Carthage
le rôle pionnier joué par les marchands- navigateurs phéniciens
dans le commerce méditerranéen. Ceux-ci furent les premiers à essaimer des comptoirs
marchands le long des côtes de la Méditerranée, bien avant les Grecs qui ne le concurrenceront qu’à partir du VIIème
siècle. Il semble que de même que l’invention de l’écriture par les Sumériens fut due à des besoins comptables, la création
du premier alphabet par les Phéniciens
fut en grande partie motivée par
les besoins de communications donc de
dialogue générés par le commerce. Carthage qui
exploite à son grand profit sa situation stratégique au confluent des
deux bassins de la mer intérieure prend
de relai des cités phéniciennes. A la
différence de la colonisation pacifique pratiquée pas ces dernières, la sienne prend une tournure conquérante ce qui finit par l’entraîner dans une lutte à
mort avec Rome pour la suprématie en
Méditerranée occidentale. La rivalité commerciale entre Carthage et
Rome a été l’une des causes des trois guerres puniques. Après que Rome eut
fait de la « Mare nostum »
un lac romain, la « pax romana » permit
une intensification des échanges
commerciaux sur tout le pourtour méditerranéen. Echanges qui furent
également favorisés par
l’appartenance des peuples de l’Empire à une même civilisation. Les invasions barbares anéantirent presque le commerce dans
ce qui fut l’Empire Romain d’Occident. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’Europe occidentale rattrapa le niveau de développement qui était le sien du temps de l’Empire romain. Cependant le commerce
resta florissant dans l’Empire byzantin.
Le haut Moyen-âge
ouvre une nouvelle étape
dans l’histoire de la
Méditerranée devenue l’arène
d’une confrontation entre le monde musulman et l’Europe qui ne casse toutefois pas le flux des échanges entre ses rives nord et sud. Ainsi, après
la conquête islamique, les échanges commerciaux connaissent de nouveau un
développement considérable en Méditerranée
principalement contrôlés par les marchands musulmans L’Andalousie et la Sicile deviennent des
foyers de brassage des peuples et des idées par l’intermédiaire desquels l’Occident redécouvre les œuvres de l’Antiquité traduites et commentées
en arabe. Au Xe siècle, avec l’établissement du califat
fatimide, une partie du trafic oriental
qui passait par le golfe Persique est détournée vers les ports de la mer Rouge,
acheminée par caravanes jusqu’au Nil et par le fleuve jusqu’au Caire puis Alexandrie. Celle-ci devient un port incontournable pour les échanges avec l’Europe et, plus tard, une ville emblématique
de ce cosmopolitisme levantin, aujourd’hui
défunt, célébré par le roman de Laurence Durrel.
À partir du XIIe siècle,
l’Occident pèse d’un poids nouveau dans le commerce en Méditerranée. Les flottes
de Pise, de Gênes et surtout de Venise s’imposent
progressivement dans le commerce oriental. Cette dernière s’assure du monopole du commerce lucratif des épices et
draine l’essentiel des ressources de l’Orient en Occident qui débarquent en son
port pour être acheminées vers diverses
destinations. Elle construit un
véritable empire colonial en Méditerranée en multipliant les établissements
commerciaux. Qui dit commerce dit besoin de communiquer, ce qui contribue à faire, à l’époque, de l’italien la « lingua franca » en Méditerranée orientale.
À partir de la Renaissance, un décalage se
produit progressivement entre l’Europe et l’Empire ottoman en matière de
modernité culturelle et de développement
économique. Au XVIe siècle la Capitulation signée entre François Ier et Soliman le Magnifique, qui sera renouvelée et étendue aux autres ressortissants européens,
accorde aux Français le droit de commercer librement dans tout l’Empire,
ce qui fit la fortune de leurs échanges avec les Echelles du Levant. Ce
nom est donné aux établissements européens
installés dans les ports et villes
de l'Empire ottoman où ils pouvaient se livrer au commerce d'importation
et d'exportation. Ce traité marque
l’aube de l’inversion définitive des termes des
échanges, non seulement commerciaux mais culturels entre l’Occident et l’Orient
méditerranéens. Les marchandises européennes détrônent progressivement les
productions locales. Et, alors qu’au Moyen Age la civilisation musulmane était
plus avancée que celle de l’Europe occidentale et que
la pensée européenne avait été fertilisée par la philosophie arabe, c’est
désormais les idées et les techniques européennes dont s’inspirent les élites ottomanes et arabes dans leur quête de modernité.
L’ouverture de la route du Cap par les
Portugais puis la découverte du Nouveau Monde, marquent le début de la marginalisation de l’espace méditerranée
qui perd progressivement son rôle pivot
dans le commerce international. Le
déplacement du centre du monde de la mer intérieure à l’océan Atlantique entraîne le déclin
des cités-états maritimes
italiens au profit des grands Etats européens : l’Espagne, puis
la France et l’Angleterre qui se disputent la suprématie en Méditerranée. Puissance non
méditerranée, cette dernière finira par
en contrôler les accès à Gibraltar et à Suez.
Tandis que Londres détrône Venise puis Amsterdam de leur
statut de pôles d’une économie désormais mondialisée. Au
XIXe siècle les progrès de la
navigation à vapeur entraînent
un accoisement des échanges entre
l’Europe, l’Afrique du Nord et le
Levant. Au Levant ceux-ci profitent aux négociants locaux qui
forment une nouvelle bourgeoisie qui
ne tarde pas à s’occidentaliser.
La révolution industrielle et le
développement du capitalisme ouvrent une
nouvelle phase dans l’impérialisme européen qui, comme celui des autres empires à travers
l’histoire, a été largement motivé par des considérations économiques. Il s’agissait alors d’ouvrir de nouveaux marchés servant à
la fois de débouchés aux exportations de
produits manufacturés
européens et de sources de matières premières. Les milieux d’affaires soutiennent
les partis colonialistes et exercent
une grande influence sur les décisions
politiques. C’est le cas par exemple des Chambres de Commerce de
Marseille et de Lyon qui, à la veille de la Première guerre mondiale, appuient les revendications du gouvernement français sur la Syrie géographique où
leurs intérêts économiques
sont considérables. Contrairement aux cas de colonisation directe, l’action des puissances européennes dans l’Empire ottoman et ses
provinces correspond au concept de politique d’influence combinant les
dimensions, économique et culturelle. La
France en particulier fait de la diplomatie culturelle (puissance douce)
et de la diffusion de la langue
française un de ses principaux vecteurs
d’influence.
Cette corrélation entre partage de la langue, proximité culturelle, et échanges économiques est illustrée par le cas
du Liban où ceux-ci ont été favorisés par l’enracinement de la francophonie dans le
pays à partir des années 1830. L’amitié entre
la France et le Liban s’est encore manifestée par le
rôle moteur de la France dans l’aide
à la reconstruction du pays à travers les conférences Paris I, II et III et
son intégration depuis 1999 dans la zone
de solidarité prioritaire définie par le gouvernement français.
Où en est-on
aujourd’hui ?
Alors
que les riverains de la « mare nostrum » romaine faisaient partie d’une même
civilisation, elle est de nouveau le
théâtre d’un clivage entre sa rive nord et ses
rives sud et est. Malgré les nombreux appels en faveur du vivre ensemble,
l’actualité pourrait malheureusement donner raison à la
prophétie auto réalisatrice du choc des civilisations. Beaucoup d’Européens
voient surtout la Méditerranée comme une
voie de passage de flux migratoires indésirables menaçant sa culture, ses valeurs et sa
sécurité. Tandis que la montée de l’islamisme radical se traduit par un regain d’anti
occidentalisme de la part d’une partie des musulmans
Les forums de dialogue interculturel ou
interreligieux et les initiatives visant à combler ce fossé d’incompréhension
et à promouvoir la coopération entre pays riverains de la Méditerranées,
qu’elle soit de nature culturelle, politique, ou économique,
n’ont pas manqué, quoique sans grand effet. Signalons entre autres la conférence donnée en 2013 à l’Institut du monde
arabe au cours de laquelle Edgar Morin a
lancé un cri d’alarme face aux replis
identitaires dans les pays méditerranéens: « La Méditerranée s’efface
comme facteur commun. Pourrons-nous sauver la Méditerranée ? Pourrons nous
restaurer, mieux, développer sa fonction communicatrice ? Pourrons-nous
remettre en activité cette mer d’échanges, de rencontres, ce creuset et ce bouillon
de culture, cette machine à fabriquer de la civilisation ? ».
Au niveau économique, le commerce entre
pays riverains de la Méditerranée est
très asymétrique, les exportations de
marchandise des pays européens
représentant 10 fois celle des pays en développement hors pétrole. Il s’agit surtout d’échanges Nord-Sud, les
échanges transversaux sud-sud étant
faibles du fait du peu de complémentarité des
économies des pays arabes et de
leur faible intégration. C’est surtout la Turquie du fait de son union douanière avec l’Union Européenne, ainsi que les pays du
Maghreb, notamment le Maroc et la
Tunisie, qui bénéficient davantage des
accords de sous-traitance et des délocalisations d’entreprises
européennes ; sans parler du
tourisme qui outre son impact
économique, est un facteur de rapprochement humain entre Européens et
autochtones.
La principale initiative de partenariat euro-méditerranéen est le
processus de Barcelone aussi appelé Euromed engagé en 1995 qui visait à instaurer une zone
euro-méditerranéenne de paix, de stabilité et de sécurité. L’enjeu était de refaire
de la Méditerranée un espace intégré
économiquement au-delà de ses divisions politiques et de son
hétérogénéité culturelle et religieuse. Des accords d’associations prévoyant une libéralisation des
échanges furent effectivement signés entre l’UE et huit pays du sud de la Méditerranée.
Mais le bilan de ce processus fut très mitigé, ce qui suscita
le projet politiquement plus ambitieux d’Union pour la
Méditerranée, lancé en 2008 par Nicolas Sarkozy qui voulait initialement l’appeler « Union de la
Méditerranée » et y inclure uniquement les pays riverains. Malgré le fait que sa
mission et ses objectifs initiaux,
notamment la création d’une zone de libre échange entre l’Union
Européenne et les pays du sud de la
Méditerranée, aient été revus à la
baisse, il a été définitivement enterré à la suite des « printemps arabes ».
Cela dit son échec est également dû au fait que les pays du nord et de l’est de
l’Union Européenne qui y ont été associés sur l’insistance de l’Allemagne n’y
voyaient pas le même intérêt que la France qui en avait pris l’initiative,
l’Italie ou l’Espagne.
Conclusion
Malgré la prise de conscience de toutes les parties
prenantes de l’ampleur de la crise, aucune tentative sérieuse de relance de la coopération
méditerranéenne et euro-arabe n’a été engagée depuis les « printemps
arabes ». La responsabilité de réduire les foyers de tensions et
d’affrontements pour assurer la stabilité et la sécurité dans l’espace méditerranéen
et euro-arabe appartient certes d’abord aux Etats. Mais sans implication de la
société civile, les politiques décidées « par le haut » ne peuvent
qu’avoir un effet limité. L’absence de dialogue et d’implication de la société
civile fut d’ailleurs l’une des raisons des échecs du Processus de Barcelone et
de l’Union pour la Méditerranée. C’est pourquoi il faut saluer des initiatives comme celle de la création de la Ligue des
cités cananéennes, phéniciennes et
puniques qui peuvent apporter une
contribution dans ce sens.
Merci
Ibrahim Tabet