Friday, December 30, 2016

Le début de la fin ou la fin du début ?

 Après la victoire d’El Alamein, qui a marquée  le début du retournement  de la  fortune des armes lors de la Deuxième guerre  mondiale, Winston Churchill  a déclaré : "Now this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning." La même remarque pourrait être faite à propos de la libération d’Alep. Malgré cette victoire contre les jihadistes, le conflit  en Syrie, qui s’est rapidement transformé en guerre par procuration,  risque   de durer encore longtemps. En effet le cessez-le feu  décidé par la Russie la Turquie et l’Iran  et accepté par le régime et les rebelles modérés à  l’issue de cette victoire   ne concerne pas les groupes jihadistes. Et ces derniers sont également exclus des négociations en vue de trouver une solution politique devant s’ouvrir à   Astana sous l’égide de ces trois puissances.  Bien que ses protagonistes locaux, y compris le régime,  soient tributaires de leurs soutiens étrangers,   il est douteux que Bachar el Assad ne veuille pas en finir avec la région d’Idlib  et  reconquérir Palmyre.  Et l’Etat islamique reste aussi menaçant.  Même si les  différents groupes terroristes, y compris Daech,  venaient à être définitivement vaincus militairement, cela ne signera pas  pour autant la fin de l’idéologie islamiste radicale.  Leur  défaite sur le terrain pourrait au contraire mener à une recrudescence du terrorisme transnational comme le montrent les attentats en Jordanie et à  Berlin.  Il en est de même du clivage séculaire sunnito-chiite et sunnito-alaouite  que la rancœur des sunnites à  la suite de ce nouveau revers ne peut qu’approfondir.  Le sort de la Syrie est incertain.  Restera –t’elle divisée ?  Sera-t-elle réunifiée,  ou  transformée  en  lâche fédération de zones d’influence,  avec un gouvernement central ne contrôlant, tant bien que mal, que la « Syrie utile » ?  Quelle sera la composition  de ce gouvernement  et son pouvoir,  l’opposition  modérée  censée en faire partie n’ayant que peu d’influence sur le terrain et n’étant pas capable de faire accepter un compromis aux milices  combattant le régime ?  Combien de temps  Bachar el  Assad restera-t-il   au pouvoir ? Et tant qu’il  s’y maintiendra sera-t-il reconnu par l’Occident et les monarchies pétrolières, malgré les crimes de guerre commis par le régime ?  Accepteront-ils  de financer la reconstruction de la Syrie sans un   changement assurant une transition politique effective ? Autre question importante : quelles seront les  conséquences démographiques de la guerre ? D’une part en Syrie, avec  les déplacements de population prenant  parfois le caractère d’épuration ethnico-confessionnelle ; et d’autre part au Liban avec  la présence d’un million et demi de réfugiés syriens majoritairement sunnites sur son sol,  dont la plupart ne retourneront probablement jamais dans leur pays. Non seulement car ils n’en n’ont nul envie,  mais par ce qu’il est douteux que les conditions matérielles et politiques ne le permettent.  Tant qu’Assad restera au pouvoir il ne sera en effet pas enclin à favoriser leur retour et risque de les utiliser comme carte de pression sur le gouvernement libanais.  
Sur un autre plan, l’Occident  tirera t-il  la leçon  de son échec à  renverser le régime syrien  en finançant et en armant les islamistes,  malgré les conséquences désastreuses de ses  interventions  en Iraq et en Libye ? Mettra-t-il  fin à  sa politique d’ostracisme de la Russie et à  la diabolisation de Vladimir Poutine comme le préconise François Fillon ? Assistera-t-on à  un package deal américano-russe après  la prise de fonction de Donald Trump, comme le laissent entendre les propos  de ce dernier ? Cela, malgré les récentes déclarations d’intention de Washington et de Moscou de renforcer leurs arsenaux nucléaires respectifs. Ce qui est certain en tout cas,  c’est que  le déséquilibre  de puissance entre la Russie et les Etats-Unis en faveur de ces deniers n’a pas empêché  Vladimir Poutine  de rétablir l’influence de son pays au Moyen-Orient  au détriment de celle de l’Occident. Celle-ci  s’exerce  presque sans partage sur la Syrie, où  Moscou doit quant même composer avec  les intérêts  de la Turquie et de l’Iran, deux puissances  sans lesquelles un règlement du conflit est impossible.   Y disposant  de bases militaires,  elle en contrôle  la façade méditerranéenne, potentiellement riche en hydrocarbures ;  situation dont le Qatar a  pris acte   en signant un important accord avec Moscou pouvant déboucher à terme  sur l’acheminement de son gaz  à  travers un gazoduc débouchant sur la côte  syrienne (alors que cette question était l’une des raisons du déclenchement de la guerre !).  Mais la manifestation la plus spectaculaire de l’influence  grandissante de la Russie  et la volte face d’une Turquie, affaiblie par ses difficultés  internes et le spectre de la création d’une entité kurde en Syrie, et  qui  s’est engagée dans une coopération militaire implicite et surtout économique accrue avec la Russie. L’autre gagnant de la guerre en Syrie, qui en fait un allié de circonstance de la Russie,  est l’Iran.  Mais  cela ne peut que renforcer l’hostilité  des pays du Golfe, particulièrement l’Arabie Saoudite enlisée au Yemen,  envers la République islamique dont les coreligionnaires  chiites sont en passe de reconquérir la ville sunnite de Mossoul.  Surtout,  l’intention déclarée de Donald Trump  de remettre en question l’accord sur le nucléaire signé avec Téhéran risque à  nouveau de brouiller les cartes, non seulement en Syrie, mais dans toute la région,  y compris au Liban  du fait de l’influence qu’y exerce l’Iran à   travers le Hezbollah.
Ibrahim Tabet  

Wednesday, November 23, 2016

Vivre ensemble dans l’espace méditerranéen
                                                                                             


De l’Antiquité à l’époque de Philippe II,  le monde méditerranéen a longtemps occupé une place centrale dans l’histoire de l’humanité.  « Espace de  conflit, espace de  rêve », selon le titre d’un ouvrage de Georges Corm,  la Méditerranée fut à la fois  le berceau de grandes  civilisations et  des trois monothéismes. De tout temps, elle a été un environnement propice à l’épanouissement des hommes ainsi qu’au  développement de  la pensée, des arts,  de la littérature et des sciences.  De la philosophie grecque à la Renaissance italienne en passant par le droit romain elle  a vu la naissance de concepts qui ont forgé notre vision du monde. Mais aussi de nombreux affrontements de puissances visant à y défendre leurs intérêts ou  à  y étendre  leur domination ou leur religion. Aujourd’hui elle  est de nouveau   le théâtre  d’un  clivage profond  entre sa  rive nord et ses  rives sud et est. Alors que les riverains  de la « mare nostrum »  romaine faisaient partie d’une même civilisation, devenue chrétienne jusqu'à l’avènement de l’islam,  l’actualité semble malheureusement  donner raison à la prophétie auto réalisatrice  du choc des civilisations. Les Européens la voient surtout comme une voie de passage de flux migratoires indésirables,  voire de terroristes  menaçant sa  culture, ses valeurs  et sa sécurité.  Tandis que la montée de  l’islamisme radical  se traduit par un regain d’anti occidentalisme.  L’islamophobie et la haine des  jihadistes envers  les « croisés et les juifs » se nourrissent mutuellement. Et la dérive antidémocratique  de la Turquie condamne définitivement son adhésion à l’Union européenne.

Les  forums de dialogue interreligieux  et les initiatives visant à combler ce fossé d’incompréhension et à promouvoir la coopération entre pays riverains de Méditerranées, qu’elles soient de  nature  culturelle,  politique, ou économique,  n’ont pas manqué, quoique sans grand effet. Les principales  initiatives furent le processus de Barcelone engagé en 1995 et le projet mort-né d’Union pour la Méditerranée, lancé en 2008 par Nicolas Sarkozy et définitivement enterré par le dévoiement du soi-disant  « printemps arabe ». Cela dit son échec est  également dû à  d’autres causes. Dont le fait que les pays du nord et de l’est de l’Union Européenne   qui y ont été associés sur l’insistance de l’Allemagne  n’y voyaient pas le même intérêt que la France qui en avait pris  l’initiative,  l’Italie ou l’Espagne. Ce dont il faudra sans doute  tenir compte à  l’avenir.

Le  fait que le promoteur de ce projet  soit devenu  un de ceux de l’intervention militaire occidentale en Libye, avec les conséquences désastreuses que l’on connaît,   montre à  quel point le fossé entre les deux rives de la Méditerranées s’est élargi. Malgré la prise de conscience de toutes les parties prenantes de l’ampleur de la crise,   aucune tentative sérieuse de relance de la coopération méditerranéenne et euro-arabe n’a été engagée depuis les « printemps arabes ». La responsabilité  de réduire les foyers de tensions et d’affrontements pour assurer la stabilité et la sécurité dans l’espace méditerranéen et euro-arabe  appartient certes d’abords aux Etats. Mais sans implication de la société civile, les politiques décidées « par le haut » ne peuvent qu’avoir un effet limité. L’absence de dialogue et d’implication de la société civile fut d’ailleurs l’une des raisons des échecs du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée.

Raison de plus pour laquelle la participation  de la société civile  à la réflexion et aux efforts en faveur du dialogue des cultures est plus que jamais nécessaire. C’est ce sujet que traitera notre table ronde sur « le vivre ensemble autour de l’espace méditerranéen  ». Choix qui se justifie non seulement par caractère d’actualité mais car elle se tient dans le cadre d’un événement francophone et dans une ville symbole de ce vivre ensemble. J’ai l’honneur de présenter nos deux  intervenants : le professeur Denis Fadda, président international de la « Renaissance Française dont la devise est précisément : «  culture, solidarité, francophonie ». Et  le professeur Antoine Courban co-auteur de la charte du vivre ensemble en Méditerranée.

               
Ibrahim Tabet
Salon du Livre Francophone de Beyrouth  
Table ronde du 11 novembre 2016  

Sunday, October 30, 2016

« Pourquoi y-a-t-il chose plutôt que rien ? » (Leibniz)

Dès l’Antiquité les religions ont développé des cosmogonies (systèmes mythiques d’explication de la naissance de lunivers). Dans la plupart d’entre elles  quelque chose existe avant même l’apparition des dieux, dans un état précédant le déploiement du temps et de l’espace. Cette unité primordiale, contenant en germe l’histoire de l’univers prend des formes différentes selon les mythologies. L’idée d’une création à partir du néant leur était étrangère. À la suite des Sumériens, les Babyloniens pensaient que des eaux primordiales, à l’image des marais de Mésopotamie, existaient de toute éternité avant la création de l’univers. L’Enuma Elish, (« le poème de la création ») décrit les origines du cosmos, les combats des premiers dieux contre les forces du chaos et la création par Mardouk, du monde et de l'homme. Le récit biblique est le premier à décrire la création par Dieu « ex nihilo » de l’univers considéré  cependant comme immuable Autrement plus proche de la  cosmologie moderne est d’après Hubert Reeves  la vision hindoue de la formation et de l’évolution de l’univers.   Incarnation de l’éternelle énergie cosmique,  le dieu Shiva a entre autres  attributs une langue de feu, et un tambourin,  représentant  la  musique,  symbole  de  l’harmonie  des  lois  de  la nature.  « Flamme et musique, écrit-il  dans « Patience dans l’azur » sont les deux pôles du Cosmos. À l’origine est le règne absolu de la flamme. Le feu s’abaisse. La matière  s’éveille et s’organise. La flamme fait place à la musique. Ainsi en  enchainant  depuis  le  « Big Bang » les  évolutions, nucléaire, chimique, biologique et anthropologique, on reconstitue l’odyssée de l’univers qui a finalement accouché de la conscience ». Élabo au IIIe  siècle, la doctrine maniciste part de la contradiction entre l’idée d’un Dieu infiniment bon et tout puissant, créateur de toute chose, et l’existence du mal. Et au Moyen Age Thomas d’Aquin entreprend de démontrer  qu’il y a nécessairement une  « Cause Première » à tout, c’est Dieu.
Au XVIIIe siècle tout  en admettant l’idée d’un créateur, Kant refusait de lui attribuer  les phénomènes  dépassant notre connaissance.  Hume  réfute l’argument consistant à prouver l’existence de Dieu par l’ordre de l’univers.  Et Laplace,  éjecta Dieu de la physique. Quand Napoléon lui demanda quel était le rôle de Dieu dans sa description du système solaire, il lui répondit simplement : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse-là. Au XIXe siècle, l’athéisme occupe de plus en plus le devant de la scène des idées. Nietzche, Feuerbach, Marx, Darwin et Freud développèrent des interprétations de la réalité où  Dieu n’avait pas de place. Et Max Weber fera de l’histoire de l’Occident moderne celle du « désenchantement du monde », de la sortie du monde magique de la religion. Il souligne l’importance du processus de rationalisation  caractérisé par la disparition de la croyance irrationnelle dans l’action de Dieu dans le monde.
Y-a-t-il une cause première et une fin dernière ? Un dessein cosmique qui aurait une fin éthique ? Ce sont les questions auxquelles tendent de répondre, la gnose,  la  métaphysique et  l’ontologie. Elle a donné lieu à trois formes de réponses : panthéiste, émergente et théiste. Pour le panthéisme, l’Être suprême n’est autre chose que l’univers. D’après la théorie émergente rien dans l’univers ne prévoit un stade futur, mais une naissance de formes de plus en plus évoluées.  Pour le   théisme,  l’Être suprême est extérieur à l’univers qu’il a crée pour le bien. Qui est cet « Être » que les Francs-maçons  appelaient le « Grand Architecte » de l’univers ? Pour les trois monothéismes,  il ne peut s’agir que de Dieu. Et  nombre de philosophes, même athées ou agnostiques, estiment qu’il existe probablement une intelligence suprême derrière la création. Pour eux  l’évolution de l’univers, ainsi que la montée de la complexité  ne saurait être uniquement le fruit du hasard. C’est le cas des frères Bogdanov qui  affirment que la constante cosmologique qui accélère le développement de l’espace-temps est trop bien réglée à 120 décimales derrière la virgule pour être le fruit du hasard,  et qu’une intelligence devait nécessairement être impliquée pour produire l’extraordinaire complexité du code génétique inscrit dans l’ADN. Mais leurs  thèses sont contestées par la communauté scientifique. Il en est de même de la thèse du dessein intelligent (« Intelligence design ») qui constitue une version pseudo-scientifique du créationnisme.
La science, elle, ne s’occupe que du « comment » et n’a rien à dire sur le « pourquoi  » qui ne relève pas de sa compétence.  Ce qui n’a pas empêché  des scientifiques chrétiens, comme le père Teilhard de Chardin, de tenter de  démontrer la compatibilité entre les théories modernes de l’évolution du cosmos et la foi. D’autres scientifiques n’écartent pas le principe anthropique selon lequel l’univers a été conçu dès le départ pour favoriser le développement de la vie et du cerveau humain.
« La physique quantique a montré qu’au niveau subatomique, l’univers ressemblait plus à une vaste pensée qu’à une immense machine. Sa réalité fondamentale sous-jacente est celle d’un champ immatériel doté d’intelligence et d’une certaine « liberté » La science moderne,  tend ainsi  à revenir aux intuitions de l’ancienne théosophie et à donner raison au monisme contre le dualisme  affirmant la séparation entre l’esprit et la matière, puisqu’il s’avère que fondamentalement, espace et temps, matière, énergie et esprit ne font qu’un . » Assistera-t-on pour autant à une réconciliation entre la science et la religion ?  Pour Bertrand Russel et Luc Ferry, il ne faut pas  mélanger la  théologie et  la science. Ils  ne contestent pas l’existence d’un « antihasard » dans l’univers.  Mais cela ne prouve pas à leurs yeux l’existence d’un démiurge créateur du monde et encore moins que celui-ci ne se confonde avec le Dieu bon des trois religions monothéistes. Pour Stephen Hawkins par contre les chercheurs doivent non seulement répondre à la question « Comment l'Univers évolue? » mais aussi à celle-ci: «Pourquoi il y a un Univers? » Cela dit, il affirme qu’il est inutile d’imaginer un plan, un dessein, un créateur derrière la nature. La science explique bel et bien à elle seule les mystères de l’univers tel qu'on le connaît à supposer qu’il n’existe pas d’autres univers.
 Ibrahim Tabet


Thursday, October 6, 2016

Le nouveau tsar,  l’Occident et l’islamisme


Les interventions militaires de Moscou en Ukraine et en Syrie doivent être replacées dans le contexte historique des rapports entre l’orthodoxie d’un côté, et le catholicisme et l’islam de l’autre. Et elles montrent que la confrontation entre la Russie et les puissances occidentales regroupées au sein de l’OTAN n’a pas pris fin avec la chute de l’URSS. Avant le schisme entre l’orthodoxie et la catholicité en 1054, la foi orthodoxe constituait, depuis le baptême du prince Vladimir de Kiev en 988, une partie intégrante de l’identité russe et fut la force qui modela et unifia la nation. Elle joua un rôle mobilisateur dans la lutte que mena le peuple russe pour se libérer du joug que les   Tatars musulmans de la Horde d’Or lui avaient fait subir entre le treizième et le quatorzième siècle. La croisade des chevaliers Teutoniques, battus par saint Alexandre Nevski (1242), aggrava l’antagonisme entre le christianisme occidental et l’orthodoxie russe qui perdure jusqu'à nos jours. Au cours du XIVe et du XVe siècle, Polonais et Lituaniens catholiques avaient dominé les confins occidentaux du domaine originel de la société orthodoxe russe. C’est de cette époque que date le clivage existant en Ukraine entre une partie occidentale partiellement catholique et tournée vers l’Occident et une partie orientale russophone et russophile. Après la chute de Constantinople en 1453, le flambeau de l’orthodoxie fut relevé par la « sainte Russie ». Les théologiens russes élaborèrent une théorie qui faisait du tsar le chef et le défenseur de la religion orthodoxe. Pour eux, Dieu avait puni Constantinople pour avoir accepté, au Concile de Florence, en 1439, l’acte d’union qui reconnaissait la suprématie du pape sur l’Église tout entière. Et sa chute faisait de l’Église orthodoxe russe celle de la troisième Rome. Le sentiment national en formation repose désormais sur l’identité entre Russe et orthodoxeLes réformes du patriarche Nikon (1652 -1666) suscitent l’opposition des tenants de la dévotion traditionnelle, ou Vieux-croyants qui rejettent l’occidentalisation qui gagne les élites à partir du règne de Pierre le Grand, dénoncée également par les slavophiles. Durant le XIXe siècle les tsars s’érigent en protecteurs des sujets orthodoxes de l’Empire ottoman et des Lieux saints de Jérusalem et de Bethlehem que se disputaient religieux orthodoxes et catholiques protégés par la France. Querelle qui fut le prétexte, en 1860, de la guerre de Crimée. Celle-ci, et surtout la défense héroïque de la Crimée  par l’armée rouge contre l’envahisseur allemand lors de la Seconde guerre mondiale, restent  gravées dans la mémoire collective des Russes. Elle explique leur attachement à cette terre russe cédée à l’Ukraine par Khrouchtchev du temps cette dernière faisait partie de l’URSS. A partir du XVIe siècle Moscou étendit progressivement sa domination aux peuples musulmans d’Asie centrale et du Caucase qui l’avaient autrefois vassalisé, et la guerre sans merci que l’Empire russe mena contre la résistance de ces derniers au XIXe siècle reprit en Tchétchénie après la chute de l’URSS. Cela n’empêche pas le Kremlin de cultiver ses relations avec les 20 millions de musulmans  que compte la Fédérations de Russie, notamment à travers un contrôle étroit de son clergé.     

 Aujourd’hui les dirigeants politiques russes sont uniformément respectueux de la religion soutenue par le gouvernement. Dans le pacte tacite entre le président Poutine et l’Église orthodoxe, l’orthodoxie sert de fondement permettant de s’opposer à l’Occident, dont le président et le patriarche dénoncent de concert les dérives cosmopolites et libertaires. Tandis que les médias russes entretiennent un discours apocalyptique sur la décadence de l’Europe envahie par des « hordes d’immigrants ». Embrasser la foi orthodoxe est pour le Kremlin une source d’influence à l’étranger. L’orthodoxie constitue un élément essentiel de la stratégie de Vladimir Poutine et de sa vision du rôle de la Russie dans le monde. Afin d’affirmer ce lien, il a effectué en 2005 une visite hautement symbolique au Mont Athos. En rendant hommage à un des lieux les plus sacré du monde orthodoxe, il s’est posé en défenseur de la foi orthodoxe. Rôle qu’avaient joué autrefois les tsars, et dont ils s’étaient prévalus lors de leurs guerres contre l’Empire ottoman et de leurs interventions en faveur des chrétiens des Balkans et du Levant. D’ailleurs un des motifs légitimant, aux yeux du patriarcat de Moscou, l’intervention militaire russe en Syrie est la défense de sa minorité chrétienne, face au « fanatisme » islamiste ; perception qui vaut aujourd’hui à la Russie un regain de popularité parmi les chrétiens d’Orient. Cela étant dit, cette considération est secondaire par rapport aux  objectifs  géopolitiques infiniment plus importants pour Vladimir Poutine. La menace que ferait peser l’islamisme radical sur la Fédération de Russie, justifiant une lutte tous azimuts contre les  jihadistes qui ont commis plusieurs attentats terroristes sur son sol. La volonté de redonner à la Russie un statut de grande puissance de premier plan en s’assurant d’une base en Méditerranée orientale. Celle   de contrer l’acharnement américain à la pousser dans ses derniers retranchements, illustré par l’avancée de l’OTAN jusqu'à ses portes en dépit des engagements pris lors de l’unification  allemande. Sans oublier les considérations économiques, la Syrie étant à la fois un passage  obligé pour les oléoducs transportant le pétrole du Golfe vers la Méditerranée et un pays potentiellement producteur de gaz offshore. Rien n’illustre mieux la politique d’encerclement de la Russie poursuivie par Washington que la crise en Ukraine, en partie alimentée par ses  services de renseignement, mais aussi par l’offre  inconsidérée des Européens à Kiev  d’association à l’UE. Il est d’ailleurs symptomatique que plusieurs responsables européens s’élèvent contre l’ostracisme pratiqué envers la Russie qui dessert les intérêts de l’Europe. Et que la question de « l’annexion » de la Crimée et du contrôle russe du Donbass soit passée au second plan des préoccupations de l’Alliance atlantique.


Ibrahim Tabet, octobre 2016 

Friday, August 5, 2016

Trois religions éclairées nées en Iran.
Peu de gens savent que l’Iran, soumis aujourd’hui au joug d’une théocratie totalitaire, a été le berceau, de trois religions remarquables par leur esprit d’ouverture. Au VIIe  siècle Av. J.C., peut-être avant, naquit le Zoroastrisme, suivi, un millénaire après, au  IIIe troisième siècle de notre ère, par le Manichéisme. Enfin, 1500 ans plus tard, au milieu du XIXe siècle, l’Iran, devenu musulman, voit l’apparition d’une troisième religion  tout aussi tolérante : le Bahaïsme. Le Zoroastrisme a eu une influence indéniable sur le Judaïsme. Et saint Augustin lui-même était l’un des adeptes du Manichéisme avant de le combattre vigoureusement. Inspiré de l’Islam, mais très critique à l’égard des trois religions monothéistes, le Bahaïsme fut férocement persécuté par les autorités religieuses et politiques iraniennes.
Fondée par Zoroastre (Zarathoustra), le zoroastrisme est une religion monothéiste qui adore un Dieu éthique et bon, Ahura Mazda, (littéralement le Seigneur sage). C’est la première religion éthique de l’humanité, mettant en avant un idéal du Bien. Sa  sagesse vise l’harmonie en trois mots : « bonnes pensées, bonnes paroles, bonnes actions ». C’est aussi, la première religion à établir une relation personnelle et aimante avec Dieu et à développer une théorie du salut universel et la notion d’enfer, de paradis et de jugement dernier. Quant à la résurrection des morts, elle intervient à la fin des temps, après la lutte  entre les forces du Bien et celles du Mal. Cette  eschatologie optimiste, proclamant le triomphe définitif du Bien et l’instauration par le Sauveur céleste, Ahura Mazda, d’un nouveau règne de justice préfigure celles du judaïsme tardif, du christianisme et de l’islam. Zoroastre met en avant   la notion de liberté individuelle : chacun, affirme t-il peut et doit choisir entre le Bien et le Mal. Cette notion de libre arbitre est révolutionnaire à une époque   l’individu n’a pas de valeur en tant que tel. Après l’incorporation de l’Iran à  l’empire musulman,  la majorité des zoroastriens se convertiront à l’islam.  De nos jours cette religion ne survit de chez deux petites minorités : les Guèbres d’Iran et les Parsis en Inde.  
Fondée par le prophète iranien Mani, le manichéisme est une religion universaliste qui repose, comme le zoroastrisme, sur l’affrontement entre le Bien et le Mal. Persécutée dans l’Empire sassanide, la nouvelle religion va se répandre dans l’Empire romain et atteindre la Chine. Professant un syncrétisme tolérant, elle prend en compte les religions antérieures des pays   elle tente de s’implanter : le christianisme, le zoroastrisme et le bouddhisme. Dans Les Jardins de Lumière Amin Maalouf cite plusieurs des paroles de Mani, telles que : «  Je me réclame de toutes les religions et d’aucune. » Ou : «  Je respecte toutes les  croyances, et c’est bien cela mon crime aux yeux de tous. Les chrétiens n’écoutent pas le bien que je dis de Jésus, ils me reprochent de ne pas dire du mal des juifs et de Zoroastre. Les mages de Zoroastre ne m’entendent pas lorsque je fais l’éloge de leur prophète, ils veulent m’entendre maudire le Christ et Bouddha. 2 » 
Essentiellement dualiste, cette doctrine vise à dépasser la contradiction entre l’existence d’un Dieu tout-puissant et infiniment bon et celle du Mal. Selon elledeux principes existaient à l’origine dans l’univers, le monde de la Lumière gouverné par Dieu et le monde des Ténèbres gouverné par Satan. Les Ténèbres doivent être surmonté par la douceur, l'amour ; non pas en s'opposant au mal ou en le combattant, mais en se mêlant à lui ; afin de rédimer le mal en tant que tel. Pour que l'esprit d'un homme puisse, une fois mort, rejoindre le royaume de la lumière il faut qu'il se détache de tout ce qui est matériel de son vivant. Face au succès réel que connaît  cette religion, elle subira de nombreuses persécutions. Et elle inspirera plusieurs sectes dont les Cathares qui seront férocement combattus par l’Église catholique.
Le Bahaïsme est un mouvement progressiste et libéral qui surgit paradoxalement d’un  milieu chiite intégriste et professe des enseignements révolutionnaires pour l’époque : il  appelle à l’égalité des sexes, à la compatibilité de la science et de la religion, à  la relativité de la vérité (y compris la vérité religieuse) et à l’unicité absolue du genre humain. Le premier à avoir  mené cette révolution issue de l’islam est Ali-Muhammad Shirazi (1819-1850) surnommé, le « Bab » (la Porte). À l’origine son enseignement est perçu comme une réforme de l’islam. Mais en 1848, une de ses adeptes, la princesse Tahirih, ôte solennellement son voile en public, et proclame à la fois le principe de l’égalité des sexes et l’aube d’un jour nouveau pour l’humanité tout entière. Ce geste spectaculaire marque un tournant dans l’histoire du mouvement. « En faisant du statut de la femme un des axes principaux de sa religion, le « Bab » a signalé sans ambigüité sa volonté de briser à tout jamais le cadre traditionnel de l’intégrisme islamique 3 ». Lui-même  et ses disciples sont massacrés par les autorités religieuses et politiques du pays. Mais le mouvement renaît sous l’égide de Baha’ullah dont il tirera son nom de foi bahaïe. Exilé en Palestine, ce dernier établit le centre spirituel de la nouvelle religion sur le mont Carmel où il est toujours installé aujourd’hui. Critiquant dans ses écrits toutes les religions établies, il affirme que le fanatisme et l’intégrisme religieux constituent les pires maux dont souffre l’humanité. Pour lui la religion ne doit être comprise ni comme une croyance, ni comme une idéologie, mais comme une relation authentique entre Dieu et l’homme, d’une part, entre tous les êtres humains, d’autre part. Opposant un humanisme à toute forme d’idéologie, la communauté internationale bahaïe compte aujourd’hui environ sept millions d’adeptes à travers le monde mais continue d’être l’objet de persécution  en Iran.
Ibrahim Tabet

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1, Frédéric Lenoir, Petit traité d’histoire des religions, Plon, Essais, 2008,
2, Amine Malouf, Les jardins de Lumière, J. C. Lattès, 1991
3, William S. Hatcher, article paru dans le numéro 145 du  Monde diplomatique,
   

      

Tuesday, August 2, 2016

La politique française  a-t-elle tout faux au Proche - Orient ?

Qui se souvient du  discours prémonitoire de Dominique de Villepin à  l’ONU, le 7 mars 2003,  , s’élevant contre la détermination affichée des Etats-Unis d’envahir l’Irak, il mettait  en garde contre les conséquences désastreuses qu’entraînerait  cette agression ? « La France, déclarait-il,   pense que l’usage de la force risque d’attiser les rancœurs et les haines, d’alimenter un choc des identités, un affrontement des cultures. […] S’agit-il de changer le régime de Bagdad ? Personne ne méconnait la cruauté de cette dictature […] Mais  la force ne constitue certainement pas le meilleur moyen d’apporter la démocratie.  S’agit-il de lutter contre le terrorisme ? La guerre ne ferait que l’accroitre, et nous pourrions faire face à une nouvelle vague de violence. […] S’agit-il enfin de remodeler le paysage politique au Moyen-Orient ? Alors nous prenons le risque d’accroitre les tensions dans une région déjà marquée par une grande instabilité. D’autant qu’en Irak même,  la multiplicité des communautés et des religions est une source de divisions.  […] Le monde sera t-il plus en sécurité après une intervention militaire en Irak ? Je veux vous dire la conviction de mon pays : non 1 ».
Si l’on remonte plus loin dans le temps,  que reste-t-il de la posture gaullienne d’indépendance par rapport à  Washington, de son rêve d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural,  et de la «  politique arabe » de la France qu’il a initiée, et dont Jacques Chirac a été le dernier héritier ?   Depuis la présidence de Nicolas  Sarkozy,  et surtout celle de François Hollande, la politique étrangère de la France a eu tout faux au Proche-Orient.  En politique étrangère, Nicolas Sarkozy, mettant fin  à  la politique d’indépendance vis-à - vis de Washington,  a procédé a un réalignement de la politique française sur les Etats-Unis et en faveur d’Israël, les deux objectifs étant probablement liés dans son esprit.  En 2009, la France réintègre  le commandement  de l’OTAN. Elle apparaît  également comme l’un des pays les plus en pointe contre le régime iranien sur le dossier du nucléaire. La décision la plus lourde de conséquence de sa présidence a  toutefois été l’intervention militaire française en Libye en 2011, promue par le sulfureux Bernard Henri Levy, sioniste notoire.  Outrepassant le mandat de l’ONU, et sous prétexte de protéger   les populations civiles,   elle  a  aboutit à  ce qui était probablement son véritable objectif : Le  renversement du  régime de Mouammar Kadhafi. Ses répercussions    se font toujours sentir aujourd’hui : Chaos  tribal et désintégration de la Lybie. Plus grave,  au regard des intérêts français et européens : apparition  d’un   repaire de  terroristes islamistes menaçant l’Europe et l’Afrique Sub-saharienne. Enfin  afflux de réfugiés en Europe  que le dictateur libyen  avait  au  moins l’avantage  d’endiguer.
Comme si les leçons des répercussions   catastrophique de la politique de changement de régime  en Irak et en Libye n’avait pas été retenues, la politique française vis-à-vis de la Syrie  a commis les mêmes erreurs.  Plus royaliste que le roi américain,  Roland Fabius  a déclaré au début du déclenchement du soulèvement contre  Bachar el Assad  que celui-ci «  ne méritait tout simplement pas de vivre sur terre !  » Son  parti-pris flagrant en faveur d’Israël l’a amené à  surenchérir  en matière d’intransigeance sur les Américains dans les négociations ayant abouti  à  l’accord sur le nucléaire iranien. Choix sans doute également dicté par le souci du gouvernement français de complaire aux riches  pétromonarchies  du Golfe,  alors que l’Arabie Saoudite et le Qatar wahhabites  financent généreusement  les mouvements islamistes.  N’eut-été  la sage décision de Barak Obama de s’abstenir de bombarder les  forces fidèles  au régime syrien, François Hollande était prêt à  le faire,  ce qui aurait ouvert  les portes de Damas aux islamistes  radicaux et vidé la Syrie de la majorité de ses habitants  chrétiens comme c’est déjà le cas en Irak.
Aujourd’hui,  il apparaît de plus en plus clairement  que,  grâce à l’intervention russe,  le régime syrien n’est pas prêt de tomber  et qu’il constitue, que cela plaise ou non, un rempart contre le terrorisme islamiste.  Washington en a d’ailleurs implicitement pris acte et considère désormais que l’ennemi principal n’est pas Bachar el Assad,  qui n’a jamais  constitué une menace terroriste contre l’Occident,    mais Daech  qui voue  une haine inexpiable contre les  «croisés et les juifs »  et dont l’objectif déclaré  est de porter la guerre contre l’Occident considéré comme « dar el harb ».   Il est temps que le gouvernement français  admette qu’il s’est trompé d’ennemi et qu’il procède   à une révision  radicale de sa politique au Moyen-Orient. D’autant plus que la vague d’attentats terroristes dont la France  est victime montre qu’elle est davantage visée par Daech et les autres organisations  jihadistes que la lointaine Amérique.  Cela dit,  ce n’est pas en intensifiant les bombardements aériens contre Daech en Syrie et en Iraq que la vague d’attentats terroristes sur le sol français pourra être enrayée. C’est surtout sur le front intérieur que se situe l’enjeu de la lutte contre ce fléau.  Malheureusement, quel que soient les mesures sécuritaires supplémentaires que pourra  prendre le gouvernement, il n’existe pas de risque zéro en la matière et les Français devront apprendre à vivre jusqu'à nouvel ordre avec le terrorisme. Enfin le  renforcement des moyens de lutte antiterroriste n’éliminerait pas pour autant l’idéologie qui a enfanté les kamikazes. Autrement plus efficace seraient  un certain nombre de  mesures visant à l’émergence d’un islam européen, telles que par exemple la formation des imams et l’interdiction du financement des lieux de cultes musulmans par des institutions ou gouvernements étrangers. Sur un autre plan, il est temps que  le gouvernement français  se rapproche de la Russie qui est un allié naturel dans la lutte contre le terrorisme islamiste.  N’est-ce pas  d’ailleurs ce que font les Américains sur le dossier syrien,  alors qu’ils instrumentalisent  la prétendue menace de l’ours russe  pour justifier le  maintien de  l’OTAN dont la principale  raison d’être depuis la chute de l’URSS est de garder les pays européens sous leur coupe. Mais le gouvernement actuel a perdu toute crédibilité sur tous ces dossiers,  et il faudra sans doute attendre les prochaines élections présidentielles pour que la France ait une chance de recouvrer une quelconque influence au Proche-Orient.
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Cité  par Henri Laurens dans L’Orient arabe à l’heure américaine, Hachette 2008, p. 223,  et dans mon livre  La France au Liban et au Proche-Orient, Editions de la Revue Phénicienne, 2012, p. 271.  

Thursday, June 2, 2016

Réflexions autour du centenaire de la bataille de Verdun                 
La bataille de Verdun  (février-décembre 1916) fut  une des plus grande bataille de l’histoire,  et sans doute la dernière grande victoire remportée par l’armée française sans le  concours de ses alliés.   Ce fut aussi   une des dernières batailles associant  les tactiques du XIXe siècle  à  la terrifiante puissance de feu des   armes  du XXe siècle,  avec des   dizaines  de milliers de soldats s’élançant à  découvert,   poitrine nue,  en rangs serrés,  à   l’assaut des tranchées ennemies, sous une pluie d’obus et le  feu nourri des mitrailleuses. Le résultat fut un horrible  carnage : plus de 700.0000 morts, disparus ou blessés,  français et allemands.  Les  leçons  qu’on peut en tirer sont nombreuses.  Sur le plan militaire, si la  guerre de quatorze-dix-huit  se traduisit par d’énormes pertes au combat, du moins  les civils furent  relativement épargnés. Ce ne  fut pas le cas des conflits ultérieurs.  Particulièrement la Seconde guerre mondiale avec son cortège de villes  écrasées   sous les bombes, d’atrocités indicibles et de génocides.   Le   courage  des  « poilus »  de l’époque  n’avait d’égal que   le  peu  de scrupule de certains généraux,  comme Nivelle,  à  les envoyer à  une mort certaine  (à  la différence, il est vrai,   d’un Pétain,  plus économe de leur sang).   Deux   phénomènes impensables aujourd’hui   les soldats occidentaux, sont moins  disposés à verser leur sang pour leur patrie, et la moindre perte, amplifiée  par les medias est un véritable drame national.  Comme si une guerre avec zéro mort était possible.  Attitude qui contraste avec le fanatisme des candidats au jihad,   prêts   à  mourir  et même à mener  des  attaques  suicide au nom d’Allah.
Le peu d’enthousiasme  des Occidentaux  à  aller jusqu’au sacrifice suprême pour   leur pays,  et encore moins pour leur foi,  ainsi que l’improbabilité de l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale,  s’expliquent  par plusieurs facteurs, géopolitiques, idéologiques, sociétaux et religieux. Sur le plan géopolitique,  ses  principales causes sont le triomphe des démocraties libérales  sur les idéologies totalitaires - fascisme et communisme-, la montée du pacifisme,  et un recul du nationalisme. Ou plutôt l’émergence d’un nationalisme apaisé  qui a permis la réconciliation franco-allemande et  a empêché  l’éclatement de  guerres entre démocraties,    depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.  Si  ce recul relatif  n’a donc pas eu que  des aspects négatifs,  il n’en est pas de même de la crise  des  valeurs  profanes et  religieuses qui ont formé l’ossature de  la civilisation occidentale.  Le sentiment national n’a pas été remplacé  par un sentiment d’appartenance à  une Europe,  victime du désamour de ses citoyens,  des égoïsmes nationaux,  et du rejet des directives arbitraires de   technocrates non-élus à  Bruxelles, représenté  par le courant souverainiste.  L’idéal républicain d’égalité et de fraternité est battu en brèche  par la dictature des marchés financiers, la mondialisation et l’impératif de compétitivité. D’un côté, les  inégalités de richesse se creusent de plus en plus. Et de l’autre une mentalité d’assisté entrave toute velléité de  réforme de l’État providence. Les  partis de gauche et de droite prônent, peu ou prou,  la même politique  économique et sociale.  La laïcité est menacée par un communautarisme rampant.  Bien que j’y adhère personnellement, l’idéal kantien   d’une morale laïque pouvant se substituer à  la morale religieuse s’est avéré,  chez bien des personnes, et dans bien des cas,  illusoire. Le matérialisme, la permissivité et l’hédonisme règnent en maîtres.   Et sans être fondamentaliste on peut se demander si le mariage pour tous et la possibilité pour les couples du même sexe d’élever des enfants constitue un progrès moral.   L’humanisme  et,  même si on peut la déplorer,   la  déchristianisation de l’Europe,  se sont certes  accompagnés  d’une plus grande tolérance envers les autres religions.  Cependant  la montée de l’islamophobie et de l’extrême droite semble démentir cette vision optimiste, bien  que  la crainte, suscitée notamment par le terrorisme islamiste,  soit compréhensible. Et  l’on ne peut  que comparer le refus égoïste de l’Europe d’accueillir des réfugiés avec le cas  du Liban qui a la plus forte  proportion de réfugiés au monde par rapport à  sa population  et à  sa superficie. .
En dépit des  thèses  de la droite traditionnelle et des cassandres de la décadence occidentale,  l’amollissement des vertus européennes, propre aux sociétés repues,  est  toutefois  relatif.  Il  existe toujours  des gens  prêts à se mobiliser pour des causes  qu’ils estiment justes,  comme en témoignent  les manifestations  monstres contre la  loi  légalisant le mariage pour tous. Et les attentats de Paris n’ont fait que renforcer la détermination des autorités  françaises, soutenue par l’opinion publique,  à lutter contre Daech et  le terrorisme transnational.  Pas dessus tout,  les   valeurs occidentales fondées sur  les  droits de l’homme  sont  celles auxquelles aspire  tout homme épris de liberté et de dignité.  Et le sort des Européens,  ainsi que leur qualité de vie,  est infiniment plus enviable que celui des citoyens de bien d’autres régions du monde. En particulier le monde arabo-musulman en proie au fanatisme islamiste et sévissent des régimes autoritaires et corrompus.  A preuve que c’est vers l’Europe que fuient les victimes des violences sectaires qui y font rage. Cet  afflux  et la  croissance démographique des musulmans d’Europe, dont certains refusent d’adopter les coutumes de leur pays d’accueil,  représentent-ils  une menace sur les fondements de la civilisation européenne ?  Existe-t-il un  véritable état  de guerre entre l’Europe et le terrorisme islamiste ?  Celui-ci risque-t-il de faire un nombre insupportable de victimes européennes, se comptant par milliers, voire d’avantage ? La question se poserait s’il n’existait pas un  tel  écart technologique et  militaire   entre d’une part  les groupes terroristes et  d’autre part les armées et les forces de maintien de l’ordre européennes.   On a en effet  affaire en l’occurrence à une guerre   hybride,  asymétrique et de basse intensité, même si elle entretient un climat d’insécurité en Europe.  Et la fiction d’une guerre menée contre de tels groupes, avec zéro  mort parmi les forces armées, sinon les civils,   occidentaux,   deviendra peut-être la réalité de demain  avec l’usage intensif de drones et de robots.  Elle a été préfigurée par   l’invasion américaine de l’Irak le rapport des morts était de un à  cent entre les troupes américaines et irakiennes.  Ce qui montre que, même dans les guerres conventionnelles,  les batailles,  comme celles de Verdun,   appartiennent au passé.

Ibrahim Tabet , Juin 2016.                                                                                      

Friday, April 1, 2016

La solution hypothétique du conflit syrien et le Liban

La conclusion d’un accord partiel (et provisoire ?) de cessez-le feu en Syrie qui ne concerne pas la guerre contre Daech ne signifie pas nécessairement qu’une solution politique soit en vue. L’éradication probable à terme  du « califat » terroriste au Nord-est du pays écarte sans doute le spectre de la remise en question de ses frontières. Mais elle ne garantit pas sa réunification,  et encore moins l’instauration d’une démocratie inclusive et une réconciliation nationale.  De sa fragmentation   en cantons ethnico-confessionnels à  l’instauration d’un pouvoir central, forcement dominé par la majorité sunnite, à  Damas, en passant un système fédéral ou un régime politique communautariste, il est difficile de prévoir la configuration future du pays. La volonté d’autonomie des Kurdes se heurte à  l’opposition turque et de la majorité sunnite en Syrie.   Comme  il est exclu que Bachar-el-Assad  puisse gouverner toute la Syrie, et qu’un réduit alaouite n’est pas viable, un des nombreux problèmes qui se posent est le sort des Alaouites. Au vu de  la faiblesse de l’opposition laïque, le risque de l’instauration d’un pouvoir islamiste à Damas n’est pas à écarter. Enfin il est douteux que les millions de déplacés,  victimes d’une épuration délibérée, ou  chassés de leurs régions  à  cause des combats,  puisse y retourner de sitôt. C’est encore plus le cas  des  réfugiés dans les pays voisins. A la  complexité de ces  problèmes endogènes, s’ajoute ceux posés par les   intérêts divergents  des protagonistes externes au conflit. Si l’influence de la Russie et de l’Iran s’est  renforcée, il est douteux que l’Arabie Saoudite  et la Turquie  renoncent à la leur. Et l’apparente convergence de vue entre Washington,et Moscou, du moins sur ce dossier, ne garantit pas qu’ils puissent imposer leurs vues aux autres  protagonistes régionaux et locaux du conflit. 
C’est dire que le sort de la Syrie, et par ricochet celui du Liban, est incertain. Il ne faut pas s’attendre à  ce que le million et demi de réfugiés syriens présents sur son sol puisse  retourner dans leur pays  avant très  longtemps,  avec  le risque  sécuritaire et  d’implantation d’un grand nombre d’entre- eux que cela comporte. L a volonté internationale d’empêcher la déstabilisation du pays est contrebalancée par son souhait apparent de lui faire assumer ce fardeau. La déliquescence de l’Etat  illustrée par l’incapacité d’élire un président de la République n’augure rien de bon.   Et la présence massive de réfugiés  syriens  ne peut qu’inquiéter les chrétiens et  creuser le clivage entre  les communautés sunnite  et chiite ; cette dernière estimant que la tournure des événements en Syrie joue en sa faveur. Rien ne garantit donc la pérennité  du système politique bancal actuel. Et il faut espérer que l’expérience tragique qu’a  connue le pays du fait de la présence palestinienne ne se renouvelle pas.

Ibrahim Tabet, avril 2016