Vers un
rétablissement de zones d’influence au
Levant ?
Les accords Sykes-Picot de 1916 relatifs au partage des provinces arabes de l’empire
ottoman entre la France et la Grande
Bretagne avaient débouché sur l’établissement de protectorats (avalisés par des
mandats de la SDN) sur les Etats du Levant et le tracé de leurs frontières,
sans qu’ils aient voix au chapitre. Les guerres en Irak et en Syrie peuvent-elles remettre en
question leur intégrité territoriale ? Peut-on faire un parallèle entre la tutelle exercée
sur eux par les deux anciennes puissances coloniales et leur partage en zones
d’influence qui semble se dessiner entre l’Iran la Russie et les
Etats-Unis ? Ces derniers qui avaient supplanté la France et l’Angleterre
dans la région après l’affaire de Suez se
sont confrontés à l’URSS durant la guerre froide. Devenus la seule
superpuissance après l’implosion de leur rival communiste, les Etats-Unis ont profité de ce vide de puissance pour
tenter d’imposer un ordre régional conforme à leurs intérêts et à ceux d’Israël. Quels seront
leurs relations avec la Russie après son
retour sur la scène syrienne ? Se dirige-t-on vers un accord américano-russe sur le
dossier syrien ? Quelle sera la
conséquence de l’hostilité envers l’Iran de l’administration Trump qui s’est
érigée en champion de la cause
sunnite ? Alors que les deux puissances régionales musulmanes, la Turquie
et l’Iran, étaient en position de jouer un rôle majeur en Syrie et en Irak, les
errements politiques d’Erdogan ont brisé
ses rêves de grandeur néo -ottomans et il doit faire face à la menace kurde. L’Iran au contraire apparaît comme la grande puissance
régionale, grâce en partie au boulevard que lui a ouvert Washington en
détruisant l’Irak. Quant à celui-ci et à la Syrie qui font figure d’Etats
faillis, ils ne sont pas d’avantages maîtres de leur destin qu’en 1920 et sont destinés
à rester ballotés entre l’axe chiite, allié de facto à la Russie, et l’alliance
américano-saoudienne.
Les tentatives avortées d’unité arabe remettant en question des frontières héritées de
l’époque coloniale montrent qu’elles n’étaient pas totalement artificielles et que
se sont développés des nationalismes irakien
et syrien. Mais, depuis
la montée de l’islamisme et de l’antagonisme chiito-sunnite, les sentiments
d’appartenance ethnique ou confessionnelle l’emportent sur le nationalisme. Les
frontières extérieures de la Syrie et de
l’Irak ne seront probablement pas remises en question. Mais le Kurdistan
irakien forme déjà une entité quasi indépendante et le statut des régions
sunnites reprises à Daech est incertain. A moins d’y exercer une répression génératrice d’un nouveau
soulèvement, le gouvernement de Bagdad dominé par les chiites devra sans doute leur concéder une large autonomie qui consacrerait la transformation
de l’Irak en une lâche confédération où l’influence de l’Iran restera
prépondérante. En Syrie Daech sera
probablement évincé par les forces
soutenues par les Américains de la région qu’il occupe encore. Mais, à part la
confrontation engagée entre ces dernières
et les forces du régime appuyé
par l’Iran et le Hezbollah pour contrôler le sud de la frontière
syro-irakienne, il est peu probable que les autres lignes de front, bougent de
manière significatives, comme semblent l’indiquer les accords d’échanges de
population conclus entre le régime et l’opposition. Accords qui ne présagent en
rien les chances d’une entente sur une transition politique dans un avenir prévisible. On se
dirige donc probablement vers la création de facto de plusieurs cantons
ethniques ou confessionnels. Un canton constitué de la « Syrie
utile » gouverné par le régime, sous tutelle russe et dans une moindre
mesure iranienne et regroupant la majorité de la population, y compris une
importante composante alaouite, chrétienne et druze. Deux cantons sunnites,
l’un dans le gouvernorat d’Idlib et l’autre dans la vallée de l’Euphrate comprenant
Raqqa, placée sous protectorat américain. Ce protectorat englobera aussi le
canton kurde dans le nord-est du pays, séparé de la petite enclave kurde
d’Ifrin par un couloir occupé par l’armée turque. Quant à la frontière
stratégique allant de Deir el Zor à Tanf, son sort
dépendra de l’issue des combats sur ce théâtre d’opérations. Reste à savoir si cette division de facto sera
transformée à terme en une fédération de jure. En attendant, tant que le régime
restera au pouvoir à Damas, les Occidentaux et les pays du Golfe ne seront pas
prêts à financer la reconstruction de la Syrie avec comme conséquence le fait
que la majorité des réfugiés syriens dans les pays voisins ne puissent pas
regagner le pays.
Ce risque affecte plus
particulières le Liban. Une étude réalisée par un « think-tank » de
l’ESA sur les conséquences de la crise des réfugiés syriens prévoit qu’entre un-tiers et deux-tiers de
ceux-ci (estimés à 1.500.000) resteront dans le pays. D’après cette étude, l’UE
et les pays du Golfe sont déterminés à les maintenir sur place, même au risque
de compromettre la survie du Liban. En fonction de l’évolution du conflit
syrien, du nombre de réfugiés restants et du degré de résilience du système
politique libanais, trois scenarios sont possibles à l’horizon 2030. Scenario
A : le conflit syrien ne prend pas fin dans un avenir prévisible. Le
nombre de réfugiés dépasse le million. Les tensions sectaires augmentent. L’Etat libanais s’effondre et le
pays se divise de facto puis de jure en cinq cantons, deux à dominante chiite (au Sud et à la Bekaa) sous
influence iranienne, deux sunnites (au
Nord et à Saida) sous influence saoudienne, et un druzo-chrétien dans
l’ancien Mont-Liban. Beyrouth
restant le siège des quelques institutions communes. Scenario
B : le régime syrien contrôle toujours la « Syrie utile ». Près de
la moitié des réfugiés retournent chez eux. Ceux qui restent (environ 750.000)
s’organisent en lobby, mais le gouvernement est paralysé et n’entreprend aucune mesure pour affronter la
situation. Scenario C : Une
solution au conflit syrien est trouvée,
la Syrie est réunifiée et sa reconstruction commence. Environ deux tiers des
réfugiés retourne chez eux et le nombre de réfugiés restants se stabilise autour de 500.00O. L’UE et les
pays du GCC proposent une sorte de plan Marshal au Liban à condition qu’il les intègre. Malgré l’opposition d’une grande
partie de la population le gouvernement est contraint de l’accepter. Les
Palestiniens réclament et obtiennent le
même statut. Les institutions libanaises
sont réformées dans le sens d’une sécularisation. L’économie reprend grâce à l’aide internationale et aux
investissements étrangers, mais l’émigration des chrétiens s’intensifie. L’étude
considère que ce dernier scenario est le
plus souhaitable alors que c’est le pire.
Ibrahim Tabet