Sunday, June 28, 2015

Une nouvelle guerre de Trente Ans ?
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, on parle de plus en plus de guerre mondiale  sinon de croisade  contre le terrorisme islamiste.  Et depuis le déclenchement des guerres civiles en Irak et en Syrie on prédit  qu’elles seront plus longues que la guerre de quinze ans au Liban. Peut-on faire un parallèle entre ces conflits   et la guerre de Trente Ans qui ravagea l’Allemagne  au début du XVIIe siècle ?   Peut – on vaincre  une idéologie politico – religieuse  millénariste encore plus mobilisatrice que  le communisme  et le nazisme par de  seuls  bombardements  aériens, surtout américains ?  Quels sont les défis que posent l’islamisme radical au monde musulman  et à  l’Europe ? Avant d’aborder ces  questions  je me propose de parler du phénomène du « retour du religieux » qui est à l’origine de  cette  violence.  
Les méfaits du « retour du religieux ».  
Censées favoriser la paix, les religions  sont pourtant devenues l’un des leviers de guerre les plus puissants.  C’est surtout le cas des religions monothéistes  dont l’histoire est entachée de multiples exemples d’intolérance et de fanatisme. Alors que dans l’Antiquité, nul État conquérant ne nourrissait la prétention de convertir de gré ou de force à ses dieux les peuples qu’il subjuguait. Et qu’Hadrien avait bâti à Rome  le Panthéon, temple de tous les dieux   
 « Le XXIe  siècle sera religieux ou ne sera pas », prophétisait Malraux. Il a eu  raison contre Nietzche qui avait prononcé la mort de Dieu. Ou  contre Max Weber, qui fit  de l’histoire de l’Occident moderne celle du « désenchantement du monde », de la sortie du monde magique de la religion. Alors  qu’il y a trente ans à  peine la   religion semblait être  en déclin  ou  reléguée  à la sphère  privée  on observe une tendance inverse.  Sauf que cette « revanche de Dieu   » selon l’expression de Gilles Kepel,  reflète moins un regain de foi que des crispations  identitaires  parfois meurtrières,  une  instrumentalisation  politique  de la   religion  et   une recrudescence des conflits  civils  ou interétatiques à  caractère ethnico-religieux 
C’est  au sein de l’islam  que le retour du religieux  revêt une forme aussi violente, avec la résurgence du clivage vieux de quatorze siècles  entre chiites   et sunnites, et les conflits meurtriers  dont le Moyen-Orient et l’Afrique  sont le  théâtre. Alors que le processus de sécularisation  entamé  par les régimes  arabes laïcs  semblait irréversible, des  mouvements islamistes comme les Frères musulmans et les salafistes  prônant  le retour à la charia ont le vent en poupe.    Certes ils se sont avérés  ont incapables d’apporter une solution aux problèmes économiques et sociaux des  pays ou ils ont  pris le  pouvoir  comme en Egypte et en Tunisie.    Mais  du moins ont- ils  ont largement réussi  à islamiser la société par le bas.   La  remise en cause de la  révolution du dévoilement  des femmes  constituant une des manifestations  les plus visibles de   cette  régression  socioculturelle.  Comme dans le monde arabe,  la réislamisation avance à grand pas en Turquie  dont la politique étrangère est de plus en plus panislamiste.
En Occident   la déchristianisation  et la crise des valeurs ont entrainé la montée des fondamentalismes catholiques et protestants. Et le même phénomène  s’observe au sein de l’orthodoxie et du judaïsme. Mais  qui a-t-il de commun entre  un zélateur de Mgr. Lefebvre ou un intégriste protestant qui prône une lecture littérale de la Bible et nie la théorie darwinienne  de l’évolution et un kamikaze jihadiste ?   Alors que  les  Occidentaux  ne sont plus prêts à  se battre et  à mourir pour leur foi,  le fanatisme  millénariste des jihadistes frise le nihilisme.     
Les   atrocités commises par  Daesh, Boko Haram et Al Qaeda  ont favorisé  l’amalgame entre islam,  intolérance et obscurantisme.   Tandis que les attentats islamistes en Europe ont favorisé la montée de l’extrême droite et  l’islamophobie.   Il existe en Europe une   réelle peur de l’islam, lequel  formerait,  selon les termes utilisés par Toynbee   à  propos des invasions barbares de l’Empire romain, un  « prolétariat intérieur » et un « prolétariat extérieur » frappant aux portes du vieux continent à la démographie en berne et menaçant sa civilisation. Jouant  sur cette peur de la menace musulmane  Michel Houelbeck décrit  dans son roman-fiction «  Soumission » une France gouvernée par un parti musulman en 2022. Et dans « Le suicide français », Eric Zeimour, analyse  la perte de valeurs qui, selon lui, caractérise la France depuis mai 68, et dénonce  le communautarisme et l’action corrosive de l’immigration musulmane sur le modèle de laïcité républicaine.
Sur un autre plan  la montée de l’islamisme politique  semble  confirmer  l’idée que  pouvoir politique  et  religion sont décidemment inséparables  dans l’islam. On  oublie  cependant   que pendant des siècles l’Europe chrétienne a connu une alliance indissoluble entre le trône et l’autel.  Le Moyen Âge fut émaillé de luttes d’influence entre les souverains et la papauté  pour qui le pouvoir spirituel devait avoir la primauté sur le pouvoir temporel. Jusqu’au XIXe siècle les  hommes de religion y eurent infiniment plus d’influence politique  que dans le  monde musulman,   où  il n’existe ni Eglise  ni papauté. C’est surtout le cas de l’islam sunnite alors que le clergé chiite est beaucoup plus structuré et hiérarchisé. 
Si l’Église catholique se consacre désormais essentiellement à sa mission spirituelle  et morale,  les papes de la Renaissance comme   Jules II et  Alexandre VI  furent aussi des chefs politiques et de guerre. C’est   le cas aujourd’hui  de  certains  clercs chiites  tels  Moktda el Sadr ou Hassan Nasrallah.   De ce point de vue ils  sont d’avantage en accord avec l’enseignement et l’exemple de Mahomet  qui fut aussi un chef politique et de guerre que les chrétiens avec celui du Christ. Lequel,   prenant le contre-pied du Dieu vengeur de l’Ancien Testament,  se fit l’apôtre de la non-violence. Et qui, en enjoignant ses disciples de «  rendre à César ce qui est à César, et à Dieu,   ce qui est à Dieu »,  avait clairement établi une distinction entre le politique et le religieux.
L’islam et la chrétienté ont   suivi des trajectoires inverses en termes  de tolérance religieuse. Comme en témoigne l’Inquisition, les pogroms anti-juifs et l’expulsion des musulmans et des juifs d’Espagne. Ces derniers trouvant d’ailleurs refuge au Maroc et dans l’Empire ottoman. Pour Arnold  Toynbee.  « Le plus  grand désastre qui soit arrivée à la chrétienté a peut- être été la conversion de Constantin au christianisme et, par la suite,   l’immixtion,  de César dans les affaires de Dieu, et de l’Église de Dieu dans les affaires de César. Le second désastre a été la transformation de l’Église, qui de persécutée pour le Christ, a persécuté au nom du Christ ».
Ne peut- on pas  aussi affirmer que  deux des  plus grands désastres qui soient arrivés  à l’islam contemporain ont peut être  été la découverte du pétrole dans le foyer  du wahhabisme,  ainsi que   la  doctrine   du « wilayat el faquih »  réunissant   en la personne du guide suprême iranien   l’infaillibilité  dont jouissent les papes avec le pouvoir de César ?  Innovation  contraire à  la tradition islamique et s’apparentant au  céraropapisme instauré par Constantin.
 Des croisades à la prise de Constantinople par les Ottomans, en passant par la Reconquête espagnole, la religion a servi à légitimer les visées hégémoniques réciproques de la chrétienté et de l’islam. Et leur lutte séculaire a été émaillée de guerres qualifiées de « saintes». Chacun des belligérants estimant que Dieu était de son côté. Montaigne disait  toutefois  « qu’une guerre étrangère est un mal bien plus doux qu’une guerre civile ». Les guerres de religions entre protestants et catholiques, comme celles entre chiites et sunnites, ont  ainsi  revêtus un caractère aussi implacable que celles entre musulmans et chrétiens. Ce fut le cas des  guerres de religion qui ont  déchiré l’Europe entre le  XVIe  et le XVIe siècle.  Et en particulier de la guerre de Trente Ans.
La guerre de Trente ans
Plusieurs politologues  évoquent    d’ailleurs  cette  guerre   à  propos de la durée probable de la guerre  entre   la « coalition internationale »  et le   terrorisme islamiste,  et  des guerres civiles à caractère   ethnico- religieux en Syrie et en Irak.   Au  delà d’une  question de durée,  ne peut-on pas  aussi faire  un parallèle entre les causes, la  nature  et les conséquences  de ces  conflits ?   Causée par  la   fracture    politico-religieuse entre  Protestants et catholiques consécutive  à la  Réforme,   la désastreuse guerre de Trente ans  a ravagé l’Allemagne  entre 1618 et 1648.  
Elle a   été déclenchée par le  soulèvement des protestants  tchèques de Bohême   contre la politique  discriminatoire de  Ferdinand II,  souverain du Saint-Empire Romain-germanique.   Ce fut la fameuse défenestration de Prague  suivie d’une répression brutale qui n’est pas s’en rappeler ce qui s’est passé  après les premières manifestations contre le régime syrien. Le conflit se propagea  rapidement  à   toute l’Allemagne  et fut  marqué par des  atrocités et des massacres  indicibles de part et d’autre,  lot commun des  guerres de religion.  Les exactions sont nombreuses même si elles n’ont pas  été filmées comme les horribles égorgements rituels commis par Daech : tortures, exterminations en masse d’innocents, viols, assassinats, etc. Des épisodes comme ceux du sac de Magdebourg ou les atrocités commises au Palatinat et en Franche Comté marquent les esprits pour des décennies, et restent dans la mémoire collective pendant plus d’un siècle, alimentant un cycle infernal de représailles et de vengeance.  
Le conflit  entraîna  l’intervention de  plusieurs Etats étrangers  : l’Espagne aux côtés  des Habsbourg d’Autriche, bras armé  de   la Contre-réforme  catholique,  le Danemark et  la Suède  luthériens ainsi que la France   catholique aux côtés des princes protestants  allemands.  Bien  que combattant les  huguenots  sur son  propre sol, la France  était   prise en étau entre les Habsbourg de Madrid et de Vienne   d’où  ce choix  apparemment paradoxal dicté par  la realpolitik de Richelieu et Mazarin. Avant d’intervenir militairement dans le conflit, elle s’était contentée  au début d’appuyer financièrement  les ennemis  de l’empereur  comme l’ont fait aujourd’hui le Qatar  et l’Arabie Saoudite   pour les  ennemis de Bachar el Assad.   
Les  conséquences politico-religieuses  de la guerre   furent profondes  en Europe.  Elle consacra le principe du   « cujus regio ejus religio » institué par le traité  d’Augsbourg (1555)  en vertu duquel   les sujets sont tenus d’adopter la religion de leur prince. Ce principe avait débouché sur une relative homogénéisation religieuse des Etats européens   qui se  traduisit  par des expulsions  comme celle des huguenots de France a la suite de la révocation de l’édit de Nantes  et des exodes de populations allogènes voire des épurations ethnico-religieuse. Les traités de Westphalie qui mirent fin à la guerre en 1648   consacrèrent  la division religieuse de l’Allemagne, son émiettement politique et l’affaiblissement  du pouvoir impérial. Ils  profitèrent surtout à la France  de Louis XIV dont ils consacrèrent la prépondérance pendant un demi-siècle en Europe. Ils jetèrent aussi les bases d’un système nouveau de relations internationales fondé sur  la pluralité des Etats souverains.  
Les guerres civiles  en Irak et en Syrie
Revêtant le même degré de barbarie que  la guerre de Trente Ans,   les guerres  civiles  en Irak, et en  Syrie ont, comme celle-ci, eut pour causes directes des   politiques discriminatoires  et sectaires.  En l’occurrence celle des régimes syrien et irakien envers les sunnites.   Même si le ressentiment vengeur de ces derniers, s’agissant de l’Irak,  est largement du aux conséquences désastreuses de l’invasion américaine. 
Comme en Allemagne,  les conflits syrien et iraquien  ont  rapidement dépassé  le cadre local.  Leur  implication  sur   le rapport de force  entre les axes chiite et sunnite,  les   risques  de déstabilisation de  la région  et  le danger de terrorisme transnational ont  entraîné l’intervention  des  puissances  occidentales  et  de leurs voisins :   l’Iran   et le Hezbollah aux  côtés  des chiites  et des alaouites,  la Turquie, la Jordanie,  l’Arabie Saoudite et les autres monarchies pétrolières aux  côtés  des sunnites. Cependant  ces derniers, sont   maintenant  contraints  de devoir combattre un double ennemi : le régime  syrien et Daech. C’est le cas en particulier de l’Arabie Saoudite qui, après avoir  financé  et armé  les mouvements jihadistes,  redoute   maintenant  leur  retournement contre elle.  Et  malgré le fondement  wahhabite de l’idéologie de Daech s’est jointe  aux condamnations des  crimes  contre l’humanité perpétrés par l’organisation  qui  n’épargne  pas les musulmans. Tandis que les Etats-Unis ne semblent plus vouloir la chute de Bachar el Assad considéré comme un rempart contre l’islamisme radical. Et vont peut-être signer un accord avec l’Iran qui bouleverserait la scène géopolitique  régionale.   
 Les guerres civiles  en Libye et au Yémen   revêtent  quant à elles pour le moment un  caractère davantage  local. Cela,  bien que la dernière intervention égyptienne en Libye  qui fait figure d’Etat failli préfigure sans doute une internationalisation du conflit dans ce pays.  Et que l’Arabie Saoudite et l’Iran, sans intervenir militairement dans le conflit yéménite,  soutiennent  leurs protégés respectifs : les  Houttis  chiites qui dominent le Nord et les sunnites le Sud, ce qui  peut déboucher sur une division du pays. Un autre parallèle avec la guerre de Trente Ans qui avait brisé  l’unité  politique et religieuse du Saint-Empire romain germanique peut être  fait  concernant la probable   transformation en lâches confédérations   de  l’Irak et de la Syrie ou  leur partition en entités plus ou moins homogènes sur le plan ethnico religieux combinée  avec une possible remise en cause des frontières héritées de l’accord Sykes-Picot.  Les chrétiens  d’Orient dont le nombre se réduit déjà comme peu de chagrin constituant les victimes collatérales de ces développements.  Quand ils ne sont pas visés directement par Daech.         
Malgré  la tourmente que traverse la région, le Liban semble devoir échapper au sort tragique de ses voisins syrien et irakien. Son système de partage communautaire du pouvoir s’est en définitive avéré plus résilient que leurs régimes autoritaires. Et il  représente  sans doute le  modèle de solution politique le plus approprié  pour ces deux pays. La laïcité  formelle que prétendait incarner le Bath syrien et irakien ayant échoué  à  effacer le sentiment d’appartenance communautaire. 
De même que les traités  de Westphalie avaient établis la prépondérance de la France au XVIIe siècle, il  est probable que la balkanisation  du Levant  arabe, ainsi que   le vide de puissance créé par le désengagement  relatif des Etats-Unis  ne conforte l’hégémonie des deux puissances régionales historiques rivales  : l’Iran   dont l’influence s’exerce déjà en Irak, en Syrie  au Liban et au Yémen,  et  la Turquie post-kémaliste,  héritière  de l’Empire ottoman , et  candidate au rôle d’Etat-phare de l’islam sunnite.  Enfin  la résurgence du  conflit  entre les millénarismes chiites et sunnites  dont se réclament les Ayatollahs iraniens et le nouveau « calife » autoproclamé  n’est pas de ceux qui s’effacent  en une génération. Même si Daech venait à être vaincu  militairement, cela ne résoudrait pas pour autant le problème du fanatisme  et du terrorisme islamiste.  Le combat  contre ce fléau se situe  en effet  moins sur les champs de bataille qu’au niveau  politique,  idéologique et de la société.
L’Europe et l’islamisme  radical  
C’est le cas en Europe et en France ou les récents attentats contre Charlie  Hebdo et un hypermarché casher ont soulevés une immense émotion et  suscité d’intenses débats, et d’innombrables commentaires sur les réseaux sociaux, notamment sur les rapports entre les communautés musulmane, juive et chrétienne de France,  ainsi que sur la liberté de la presse. Certaines voix ayant évoqué les limites à ne pas dépasser et déploré l’inutile provocation auquel s’est livrée Charlie Hebdo. La proclamation «  Je suis Charlie »  est en effet  ambigüe et il existe une différence entre appuyer la liberté d’expression, dénoncer la barbarie  et approuver les provocations d’un journal qui exploite la haine des religions. Le Premier ministre israélien, quant à lui, n’a pas manqué d’instrumentaliser  la peur des Français de confession juive pour les inviter à émigrer en Israël.
Les cibles des attentats : un commerce « juif » et des journalistes ayant caricaturé le Prophète , montrent toutefois qu’il s’agit moins d’un problème spécifique à l’Hexagone que  global. Certes, ils ont été perpétrés par des citoyens français. Mais cela ne devrait pas conduire à les expliquer principalement par l’exclusion dont seraient victimes les musulmans français. Ils sont en effet largement liés à d’autres facteurs.   Conflit israélo-arabe à forte dimension religieuse alimentant l’hostilité des musulmans envers les Juifs. Et guerre contre les groupes jihadistes menée par l’Occident dont la France est le fer de lance en Afrique. Ce qui n’a pas empêché le gouvernement français de réaffirmer sa détermination à ne pas renoncer à sa participation à cette nouvelle guerre mondiale, différente de celles qui l’ont précédée.
Du point de vue des gouvernements européens  la lutte contre le terrorisme islamiste a implique de multiples  défis :   trouver  un équilibre entre sécurité et liberté. Pallier au sentiment d’exclusion des populations musulmanes  issues de l’immigration.  Lutter contre la propagande islamiste sur les réseaux sociaux. Et favoriser l’éclosion d’un islam européen   en formant des   prédicateurs locaux et en réglementant les financements étrangers des institutions musulmanes. De  la manière dont l’Europe relèvera ces défis  dépendra en partie la réalisation ou non de la prophétie  du choc des civilisations.
Il existe à ce propos deux modèles différents. Le modèle français de laïcité républicaine  et le communautarisme à l’anglo-saxonne. Alors que  la République française  ne reconnait que les individus et considère que le communautarisme est une idéologie pernicieuse,  en Angleterre une loi interdisant le port du voile islamique  dans les établissements publics  serait impensable. Au nom des libertés, le communautarisme y est au contraire considéré comme un facteur de paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein de la société. Pour ses défenseurs, le modèle anglo-saxon de sécularisation est supposé se prêter mieux au respect des valeurs religieuses et communautaires que la laïcité à la française.  Sans préjuger des mérites  respectifs de ces deux modèles il faut constater   que les pays européens rencontrent  les mêmes  difficultés   à  assurer l’intégration d’une population musulmane  en pleine croissance. Et le Premier ministre britannique lui-même  a reconnu l’échec du modèle communautariste.
Une réforme de l’islam ?
C’est surtout au niveau  du monde  musulman   que se situe l’enjeu  principal de la lutte contre l’islamisme radical. Entreprise   de longue halène  qui commence à  l’école et qui est autant de la responsabilité des chefs politiques que religieux.   Même si les conflits  actuels  sont  moins liés  à tel ou tel verset du Coran qu’ à  des causes  profanes,  ils  soulèvent le problème de la  réforme de l’islam.   Il  se heurte  toutefois à  l’absence d’une autorité religieuse supérieure au sein de l’islam sunnite, telle que celle  des papes  du concile de Trente  (1545-1569)  qui initièrent la Contre-réforme catholique. En dépit de  l’impossibilité  d’une véritable réforme de l’islam,  et face  à  l’obscurantisme wahhabite,  nombre de clercs et d’intellectuels  musulmans libéraux appellent  du moins à   réinterpréter  le Coran et la  jurisprudence, en harmonie avec la déclaration d'al-Azhar de 2012 de faire prévaloir la raison sur l’interprétation littérale des textes.  Savoir si cela contribuera  également   à apaiser la querelle vieille  de quatorze siècles entre chiites et sunnites  est une question qui déborde le cadre de mon propos et  mes compétences et que  je laisse aux islamologues.   
Ibrahim Tabet

Mars 2015 
La faillite d’un monde    
L’histoire du monde arabe depuis la chute de l’Empire ottoman n’est qu’une longue suite d’échecs et de désillusions. La Nahda a échoué car elle n’a pas débouché sur une réforme de l’islam. Ses élites ont été écartées du pouvoir par les régimes socialo-militaires mis en place, peu après l’indépendance, en Égypte, en Irak et en Syrie. L’humiliation de la défaite arabe de 1967 face à Israël et leurs piètres performances économiques achevèrent de les discréditer. Un basculement se produisit alors à partir des années 1970-1980. Coïncidant avec la chute du communisme, à la foi modèle et allié,  il consacra l’échec du nationalisme arabe unitaire et des régimes socialo-militaires de la région. Ces échecs ont ouvert la voie à  l’islamisme politique et au fondamentalisme wahhabite soutenu par l’Arabie Saoudite. Tandis que les mouvements chiites étaient  soutenus par les mollahs iraniens qui ont instauré en Iran la seule théocratie au monde. Alors que la plupart des pays musulmans avaient restreint le domaine d’application de la charia au droit de la famille, et adopté pour le reste des lois modernes d’inspiration laïque, les mouvements islamistes se sont donné pour objectif d’annuler ces réformes  notamment l’émancipation juridique de la femme effective dans certains pays. La vie intellectuelle et culturelle témoigne d’une même régression.
Alors que l’Asie  est en voie de  rattraper  son retard économique et technologique sur l’Occident et que la plupart des pays d’Amérique latine se sont converti à la démocratie,  le  monde arabe est la région de la planète où,  à   l’exception de l’Afrique subsaharienne, l’homme d’aujourd’hui a le moins de chance de s’épanouir. Malheureusement pour eux, au lieu de le reconnaître, les Arabes ont trop tendance à  verser dans la théorie du complot, attribuant  leurs malheurs à une mythique « conjuration américano-sioniste. »  Agressions contre les coptes et retour des militaires au pouvoir en Égypte. Bain de sang, atrocités et dérive jihadiste du soulèvement en Syrie.  Guerres civiles sectaires opposant les sunnites aux chiites en Irak et aux alaouites en Syrie. Menace d’éclatement de ces deux pays.  Chaos tribal en Libye qui fait figure d’État failli. Fanatisme génocidaire  et iconoclaste du prétendu « État islamique ».  Menace  terroriste qu’il fait peser sur la région et le monde.  Epuration ethnique dont sont victimes les communautés chrétienne et yazidi d’Irak.   
Ces développements dramatiques  sont le symptôme de deux crises plus profondes qui se nourrissent mutuellement : la crise de l’islam, et la faillite d’un monde arabe miné par ses divisions, l’absence d’état de droit et de libertés et le bilan économique et social désastreux de régimes autoritaires et corrompus.  Ce sombre tableau semble accréditer la thèse selon laquelle l’islam constitue un obstacle à la liberté, à la science et au développement économique. Mais si tel est le cas comment se fait-il qu’il ait autrefois brillé dans ces trois domaines ? Qu’un pays comme la Turquie, bien que dépourvu de pétrole jouisse d’un régime démocratique et d’une croissance économique soutenue ? Et que l’Iran ait atteins un niveau scientifique et technologique appréciable. Ce qui amène à mettre en cause autant l’arabisme que l’islam.  La question n’étant pas seulement : «  qu’est-ce-que l’islam a fait des Arabes, mais qu’est-ce-que les Arabes ont fait de l’islam 

Ibrahim Tabet 

Friday, June 26, 2015

La Turquie et la Syrie
Le  sérieux revers électoral de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement)  et de son chef, Recep Tayyp Erdogan,  aura surement des conséquences sur la politique intérieure et étrangère  turque.  Expression d’un désaveu de la mégalomanie de celui qu’on a surnommé le nouveau sultan, il brise son rêve de  modifier la Constitution et de s’arroger  plus de pouvoir. Il ouvre aussi  une  période d’incertitude au vu la difficulté de former une coalition entre l’AKP et les trois autres partis dont les positions  sont non seulement  très différentes des siennes, mais  entre elles : le  CHP, parti néo kémaliste laïc opposé à   l’islamo conservatisme de l’AKP, le HDP pro kurde,  et le MHP,  parti nationaliste d’extrême droite farouchement  opposé à  toute concession envers les Kurdes. Enfin  il montre que le courant laïc, héritier du kémalisme,  n’a pas dis son dernier mot,  ce qui pourrait mettre un frein à  la politique d’islamisation de  l’AKP.     
Sur la scène régionale, l’AKP a  subi  un autre échec avec la  déroute des Frères Musulman  en Egypte dont il avait  été un des plus fervents soutiens. En Syrie Erdogan n’a eu de cesse de réclamer la tête de Bachar el Assad.  Ankara a apporté un soutien sans failles aux organisations islamistes combattant le régime syrien. Et la  Turquie, pourtant membre de l’OTAN et alliée des Etats-Unis,  constitue la base arrière de Daech, sans doute autant par hostilité envers le régime syrien que du fait de sa crainte de la constitution d’une entité kurde autonome à sa frontière avec la Syrie. Il est trop tôt pour prédire ce que sera la nouvelle politique turque envers la Syrie. Il est cependant probable que l’AKP soit amené à composer avec les autres partis qui sont moins enclins à soutenir les groupes jihadistes radicaux.

L’Iran, autre grande puissance régionale, est aussi sans doute à la veille de connaître  des changements   importants. Un éventuel accord sur  le nucléaire  suivi de  la levée progressive des sanctions peuvent avoir des répercussions sur sa  politique étrangère, en particulier en Syrie dont elle soutien le régime à  bout de bras et à  grand frais.   De leurs côtés, les Etats-Unis ne veulent en au cas  de l’installation d’un pouvoir islamiste radical à  Damas, et la Russie   semble  souhaiter une solution politique qui préserve ses  intérêts,  impliquant  les forces les moins extrémistes de l’opposition et des cadres du régime, quitte à  sacrifier la personne de Bachar el Assad. Cela  pourrait entrouvrir à long  terme la perspective d’un compromis. Mais  il  n’est pas sûr que les protagonistes locaux soient enclins à  se plier aux pressions de leurs parrains étrangers. On  est encore très loin d’une solution.  Sans compter que d’importants développements militaires peuvent intervenir sur le terrain. En cas de nouveaux revers, le régime pourrait être acculé à se replier sur un réduit allant de Damas au littoral en passant par Homs et Hama.  Daech et Al Nosra  ne manqueront pas de vouloir l’en déloger et  finiront probablement par s’engager dans une lutte à  mort pour  contrôler  les autres régions, notamment Alep, ce qui prolongerait le conflit

Ibrahim Tabet

Thursday, June 25, 2015

Charlie Hebdo et après ?
On ne peut comprendre  les questions  soulevées par  les attentats terroristes  de janvier 2015  à  Paris contre Charlie Hebdo  et un hypermarché casher,  sans les situer dans le contexte   du modèle  français de laïcité  républicaine et de la place de l’islam en France.  Je me propose  ensuite d’aborder les questions des défis posés par la guerre contre  le terrorisme islamiste,  l’intégration des musulmans et les risques de communautarisme.
Laïcité et anticléricalisme
La genèse du modèle  français de laïcité qui constitue une exception mondiale  dans sa radicalité  remonte à  la Révolution.   L’alliance entre le trône et l’autel fit qu’à l’époque  les révolutionnaires  français  ne pouvaient  qu’abattre à  la fois  le pouvoir monarchique  et celui  de l’Eglise. Anticléricalisme dont héritèrent les radicaux-socialistes sous la Troisième République   qui menèrent une véritable guerre contre la religion catholique  avec  la fermeture des écoles religieuses, l’interdiction et l’expulsion des congrégations de l’Hexagone et la  rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège.  Cette guerre   ne prit fin qu’avec le vote de la loi de 1905  de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Et quand le général de Gaulle revint aux affaires il ne  manqua pas de souligner : «  la République est laïque, mais la France est chrétienne ».       
Il existe cependant toujours en France une sorte de fondamentalisme laïc  anticlérical,  concomitant avec la déchristianisation du pays. Culture à  laquelle  appartient Charlie Hebdo qui n’a pas  non plus épargné les symboles religieux  chrétiens.   Et qui se manifeste par l’acharnement du Parti socialiste à saper les fondements de la morale chrétienne avec par exemple la légalisation  du mariage pour tous.
La question musulmane
À partir des années 1960, le principal défi posé au modèle républicain français est l’intégration économique et sociale de la communauté musulmane et son interférence avec le problème algérien.  Dans une conversation privée avec Alain Peyrefitte en 1959,  Charles de Gaulle a aussi mis en avant les racines chrétiennes de la France (il s'agissait alors pour lui de démontrer l'impossibilité d'une fusion de la France et de l’Algérie voulue par les partisans de l’Algérie française) et il évoquait les conséquences d'une augmentation de l'islam en France : «  si  l'Algérie était intégrée sans restrictions à la  métropole, si tous les  Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises mais Colombey-les-Deux-mosquées ! »
Avec la politique de regroupement familial,  la France devint  le pays européen ayant la plus forte proportion et le plus grand nombre de musulmans. C’est aussi le seul ayant un tel contentieux historique avec une partie de sa population musulmane  dont la mémoire collective reste marquée par la guerre d’Algérie.  L’augmentation  de la population musulmane et sa concentration dans certains quartiers des grandes villes et leurs banlieues soulignent l’importance de la question. L’écrasante majorité des musulmans se comportent conformément aux lois et pratiques de la République. Mais des études font état d’un lien entre immigration et délinquance, tout en l’attribuant au chômage et à l’exclusion. De larges franges de l’opinion s’inquiètent d’un éventuel danger, du moins culturel, lié à l’islamisme, pour le pays. Inquiétude qui favorise la montée de l’islamophobie qui a remplacé l’antisémitisme. Ainsi que  celle de .l’extrême droite représentée par le Front National. Une des réponses apportée à ce problème par le gouvernement a été la création en 2002 d’un Conseil français du culte musulman afin d'organiser une représentation des musulmans français. Cela, bien que l'État français ne reconnaisse pas légalement les origines ethniques et religieuses.
L’affaire du voile à l’école éclata à cette époque. Votée en mars 2004, une loi interdit les « signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’école ». Au-delà d’une affirmation identitaire, le port du voile traduit souvent une attitude de défi. Comment expliquer autrement que des jeunes femmes veuille  porter ce signe ostensible d’appartenance religieuse qui  les expose au rejet de l’autre ? Afficher ainsi sa différence (pour ne pas parler de revendications de type religieux dans les cantines d’écoles, piscines, hôpitaux ou autres…) ne fait qu’accroître l’islamophobie.  Face à ce problème Nicolas Sarkozy décide de créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il s’agissait de substituer «  un islam de France à un islam en France ». Mais devant le peu de succès de cette politique il lance, en janvier 2010, un débat sur l’identité nationale. Ayant entrainé une polémique sur l’islam et des dérapages xénophobes, ce débat est toutefois abandonné.
Les attentats terroristes de janvier 2015
Commis par de jeunes musulmans français endoctrinés par El Qaeda, les attentats terroristes islamistes, perpétrés à Paris en janvier 2015, contre Charlie Hebdo et un hypermarché casher risquent de raviver l’islamophobie. Cela, bien que les responsables politiques, président de la République en tête, aient mis en garde contre la  tentation de l’amalgame et appelé à l’unité nationale ; et que les autorités religieuses musulmanes de France les aient vivement dénoncés. Le retentissement de ces événements dans le pays et dans le monde a été considérable. Dans le monde musulman l’opinion était, comme il fallait s’y attendre,  partagée entre réprobation et soutien. La majorité modérée jugeant ces actes criminels comme  néfastes à l’image de l’islam. Et les milieux islamistes radicaux s’en réjouissant. En France des millions de personnes ont participé, à travers le pays, à des « marches républicaines » de solidarité envers les victimes et pour la défense de la liberté d’expression, auxquelles se sont associés, à Paris, une quarantaine de chefs d’État et de gouvernement étrangers. Ils ont suscité d’intenses débats, et d’innombrables commentaires sur les réseaux sociaux, notamment sur les rapports entre les communautés musulmane, juive et chrétienne de France. Ainsi que sur la liberté de la presse. Certaines voix ayant évoqué les limites à ne pas dépasser et déploré l’inutile provocation auquel s’est livrée Charlie Hebdo. La proclamation «  Je suis Charlie »  est en effet  ambigüe et il existe une différence entre appuyer la liberté d’expression, dénoncer la barbarie  et approuver les provocations d’un journal qui exploite la haine des religions. Le Premier ministre israélien, quant à lui, n’a pas manqué d’instrumentaliser  la peur des Français de confession juive pour les inviter à émigrer en Israël.
Les cibles des attentats : un commerce « juif » et des journalistes ayant caricaturé Mahomet, montrent toutefois qu’il s’agit moins d’un problème spécifique à l’Hexagone que d’une menace globale. Certes, ils ont été perpétrés par des citoyens français. Mais cela ne devrait pas conduire à les expliquer principalement par l’exclusion dont seraient victimes les musulmans français. Ils sont en effet largement liés à d’autres facteurs : crise de l’islam et montée du fanatisme islamiste. Conflit israélo-arabe à forte dimension religieuse alimentant l’hostilité des musulmans envers les Juifs. Et guerre contre les groupes jihadistes menée par l’Occident dont la France est le fer de lance en Afrique. Ce qui n’a pas empêché le gouvernement français de réaffirmer sa détermination à ne pas renoncer à sa participation à cette nouvelle guerre mondiale, différente de celles qui l’ont précédée. Le défi étant de trouver, sur la scène intérieure, un équilibre entre liberté et sécurité. Les autres risques étant un regain du discours communautaire et la peur d’une supposée menace musulmane. Par pure coïncidence d’ailleurs, au moment où se déroulaient ces événements, jouant sur cette propension des Français à se faire peur. Michel Houelbeck décrivait dans son roman-fiction «  Soumission » une France gouvernée par un parti musulman en 2022. Et dans « Le suicide français », Eric Zeimour, analysait la perte de valeurs qui, selon lui, caractérise la France depuis mai 68, et dénonçait le communautarisme et l’action corrosive de l’immigration musulmane sur le modèle de laïcité républicaine.
L’exception française
En Grande-Bretagne  les signes ostentatoires d’appartenance religieuse ou ethnique dans l’espace public ne choquent plus personne. Et une loi interdisant le port du voile islamique dans les établissements d’enseignement et la fonction publique serait impensable. Au nom des libertés, le communautarisme y est au contraire considéré comme un facteur de paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein de la société.  Dans  la  majorité des pays européens   l’Etat  est neutre : certains, comme l’Allemagne, connaissent un régime de concordat. Et il existe dans d’autres une religion officielle : le catholicisme en Irlande ; l’orthodoxie en Grèce ; le luthérianisme au Danemark ; et l’anglicanisme en Angleterre où le souverain est en même temps le chef de l’Église. Pour ses défenseurs le modèle anglo-saxon de sécularisation est supposé se prêter mieux au respect des valeurs religieuses et communautaires que la laïcité à la française. Sans vouloir trancher dans le débat sur les mérites ou les effets pervers respectifs des deux modèles, on ne peut que constater qu’ils rencontrent en Europe les mêmes difficultés à intégrer les  communautés musulmanes.
Dans ce contexte la réaffirmation par l’Europe de  ses  valeurs «  judéo-chrétiennes » peut    paraître  comme un antidote face au défi  supposé de l’islam. Lequel  formerait   selon la terminologie de Toynbee un « prolétariat intérieur » et un « prolétariat extérieur » frappant à ses portes et menaçant sa civilisation.  Cependant la prophétie du choc des civilisations n’avait pas prévu que la menace de l’islamisme radical  sur le monde musulman dépasse celle qu’il fait peser sur l’Occident 

Ibrahim Tabet   



Dieu et César
État et religion en Europe et en France

« Le plus grand désastre qui soit arrivée à la chrétienté a peut-être
été la conversion de Constantin, et l’immixtion, par la suite, de César dans les affaires de Dieu,
et de l’Église de Dieu dans les affaires de César »,
Arnold Toynbee



L’instauration d’un prétendu  califat et les  projets de création d’État islamiques  nourris par  divers  mouvements  islamistes ont  renforcé l’idée  que  pouvoir politique  et  religion sont décidemment inséparables  dans l’islam. On oublie  cependant le fait que cela a été longtemps le cas au sein de l’Europe chrétienne.
               
                Je me propose d’effectuer un rapide survol historique de l’évolution des rapports  entre l’État  et la religion en Europe et en France ;   puis une brève analyse  des systèmes de pouvoir  en place aujourd’hui :  de la laïcité à   la française  au  confessionnalisme  politique à  la libanaise  qui constituent deux « idéaux-types »  diamétralement opposés,  en passant par le sécularisme à  l’anglo-saxonne.  J’aborderai  enfin  le problème de  la gestion de diversité culturelle et religieuse et ethnique qui se fait de plus en plus pressant à   l’heure  du  retour du religieux  qualifié par Giles  Kepel de « revanche de Dieu ».        

              Des liens historiques

Depuis l’aube des civilisations, les religions ont représenté un fondement essentiel structurant les systèmes politiques.  Des dieux-rois de l’Antiquité aux rois de droit divin de France, en passant par les sultans-califes ottomans, « ombres de Dieu sur terre », la religion a historiquement servi à légitimer les souverains et leurs lois jusqu’à l’époque moderne. A Rome, les empereurs  étaient  divinisés et le  culte impérial était mis au service de l’intégration des peuples de l’Empire. Et le Dieu des Juifs est un Dieu national contrairement au  Dieu universel des chrétiens et  des musulmans.

Quand le christianisme devint la religion officielle de l’Empire romain, la loi religieuse devint partie intégrante de l’ordre public et de l’État. Pendant des siècles, l’Europe chrétienne a connu une alliance indissoluble entre le trône et l’autel. Religion et politique étaient  pensées comme indissociables, que ce soit sous la forme de la théologie civile à Rome ou sous celle de l'augustinisme politique dans le Moyen Âge chrétien. Immanentes l'une à l'autre ou dans un rapport de subordination, les sphères politique et religieuse semblaient inextricablement nouées. C'est  ce lien étroit que la philosophie moderne a petit à petit défait. En jetant les bases théoriques d'un État souverain débarrassé de toute tutelle théologique et de la sécularisation du droit, les idées des Lumières ébranlèrent l’ordre ancien. Puis en affirmant la souveraineté du peuple, il reviendra à la Révolution française de renforcer le tournant vers la démocratie représentative amorcé en Angleterre dès le milieu du XVIIe siècle. L’alliance « théologico-politique », entre le trône et l’autel fit que, comme les bolcheviques après eux, les révolutionnaires français entreprirent d’abattre à la fois le pouvoir monarchique et celui de l’Église. En brisant cette alliance, ils ouvrirent la voie à la séparation de l’Église et de l’État qui finit par s’imposer un siècle plus tard en France et en Occident. Résultat obtenu de haute lutte contre l’ordre établi et les forces réactionnaires.
             
Pouvoir temporel et spirituel 

              Pour  Max Weber «  la vocation de domination structurellement inhérente au pouvoir politique et au pouvoir religieux est une source potentielle de conflits ouverts ou latents entre puissances politiques séculières et  puissances théocratiques. Qu’il s’agisse de lutte de pouvoir, de crise culturelle (Kulturkampf) opposant les deux parties, ou bien de collision entre valeurs religieuses et valeurs politiques.»  Toutefois les intérêts respectifs du pouvoir politique et du pouvoir politique peuvent aussi bien  diverger que converger. C’est le cas de la question du changement et des  réformes. Tirant leur légitimité de prétendues   révélations divines, les dogmes religieux, bien que contingents et ayant été édictés à des époques historiques dépassées par le temps, l’évolution des mœurs ou les exigences de la vie moderne, sont en principe intangibles, D’où le fait que les institutions religieuses soient sans doute parmi les plus conservatrices. Cette caractéristique peut les amener, soit à être en phase avec les aspirations de la société et le pouvoir politique quand celui-ci est conservateur, soit à se heurter à lui quand il est révolutionnaire ou réformateur.

Si l’Église catholique a longtemps été une force réactionnaire, c’est davantage le cas de l’islam.  D’une part car à   la différence de l’Évangile, le Coran et les hadiths du Prophète se sont   attachés à réglementer la vie sociale familiale et individuelle des musulmans et concernent également la politique. Et de  l’autre, car  les portes de l’exégèse ont été fermées au XIe siècle et Enfin car  l’islam n’a jamais été confronté à un mouvement de contestation aussi puissant que le protestantisme, qui a contraint le catholicisme à s’engager sur la voie de la Contre-réforme et de l’aggiornamento. Le conservatisme rigide inhérent à l’islam fit par exemple qu’à partir de l’ère des Tanzimat (réformes), la Porte s’est constamment heurtée à la résistance des ulémas. Et que c’est en brisant leur pouvoir que Mustapha Kemal a pu imposer les siennes. A l’inverse, l’alliance entre le wahhabisme qui rejette toute interprétation du Coran qui diffère du sens littéraliste et la dynastie saoudite est un exemple type de convergence d’intérêt entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux.

              En enjoignant ses disciples de «  rendre à César ce qui est à César, et à Dieu  ce qui est à Dieu », le Christ avait clairement établis une distinction entre le politique et le religieux. Mais à Byzance le pouvoir de « César » (le basileus), était à la fois temporel et spirituel. «  Césaropapisme » dont se prévalaient également les premiers empereurs d’Occident qui entendaient soumettre l’Église catholique à leur autorité. De son côté cette dernière affirmait la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Pendant des siècles, les hommes de religion eurent infiniment plus d’influence politique au sein de la chrétienté qu’au sein du monde musulman.  La papauté médiévale était une théocratie.   Le pape régnait sur ses propres États, et il en était de même de plusieurs princes de l’Église catholique. Non contents de s’immiscer dans les affaires intérieures des États catholiques, les papes de la Renaissance furent aussi, comme Alexandre VI et Jules II, des chefs politiques et de guerre. Mais aussi, heureusement, de grands mécènes, comme pour se faire pardonner aux yeux de l’Histoire leurs mœurs dissolues et leur goût immodéré des richesses matérielles.  Dans la  société d’ordres  de la France d’Ancien régime, le clergé occupait la première place en termes de dignité avant la noblesse et le tiers état. Jusqu’au XIXe siècle la religion imprégnait autant les institutions et la vie de la société en Occident qu’en Orient. C’est en France que la vague de sécularisation qui a gagné le monde prit la tournure la plus radicale quand la Troisième République, héritière de la Révolution  mena une véritable guerre contre la religion avant de voter en 1905 la loi de séparation de l’Église et de l’État. Au sein d’un Occident « sorti du religieux », et largement déchristianisé,  il a longtemps  que la religion  n’exerce plus le  même pouvoir que par le passé. L’Église catholique se consacre  désormais essentiellement  à sa mission spirituelle, morale et sociale. Il n’en reste pas moins que le mini-État reconnu internationalement dont dispose le souverain pontife depuis les accords de Latran donne à la diplomatie vaticane une forte audience politique. Le rôle de Jean Paul II dans la dissolution de l’empire soviétique constituant une réponse à la question de Staline : « le pape, combien de divisions ? »  

              
Le christianisme des premiers siècles

Pendant trois siècles le christianisme demeura une religion distincte de l’État romain et souvent persécuté  par lui. Durant cette période de lutte, les chrétiens se dotèrent d’une institution propre, l’Église, avec ses lois, ses tribunaux et sa hiérarchie. Puis leur rapport s’inversa à partir de la conversion de Constantin. Se considérant comme un souverain universel, c’est lui qui convoqua et présida le concile de Nicée en 325 pour condamner l’arianisme. A dater de ce concile, ce sont généralement les empereurs qui tranchent entre les adeptes des différentes doctrines religieuses, ce qui montre à quel point l’Église triomphante des IVe et Ve siècles est étroitement liée au pouvoir séculier en place. Il appartiendra à Théodose Ier de faire  en 381 du   christianisme la religion officielle de l’Empire. C’en était fini de la tolérance dont avait fait preuve Constantin. A partir de ce moment la société de l’Empire n’est plus censée être  formée seulement de citoyens mais de fidèles.  Toute atteinte à l’Église devient une trahison envers l’État. Et le principe du césaropapisme instauré par Constantin, c'est-à-dire la réunion en la personne de l’empereur du pouvoir temporel et spirituel était consacré

Byzance, la sainte Russie et l’Eglise orthodoxe.

              Dans  l’Empire byzantin, les  basileus, se considérant comme égaux des apôtres (isapostolos) et lieutenants de Dieu sur terre, furent en même temps les chefs de l’Église. »  Incarnant le dogme défini par le concile de Chalcédoine en 451, leur autorité sur l’Église orthodoxe fût  renforcée par Justinien. « Dans son esprit  L’État c’est l’Église et l’Église c’est l’État et tous deux s’incarnent dans l’empereur [..] Ne pas lui obéir, c’est violer la loi religieuse et commettre un sacrilège. »   Appuyée sur l’État, l’Église deviendra  très rapidement persécutrice. La religion s’infiltre  dans le droit privé, réglementant les actes les plus importants de la vie civile. La loi divise les hommes selon leur religion. Interdiction est faite aux personnes de religions différentes de contracter mariage. C’est les prémices du régime communautaire des sociétés orientales qui fut renforcé par l’institution ottomane des millets.  L’intransigeance religieuse et culturelle  de Byzance eut de graves conséquences. L’orthodoxie fût troublée par de nombreuses crises dogmatiques  dites christologiques : arianisme, nestorianisme, monophysisme. Ces dernières étant largement le reflet d’une réaction  culturelle et proto-nationale  sémitique  contre l’hellénisme. 

En Russie convertie au christianisme grec en 980, les rapports entre l’Église et l’État évoluent dans le sens d’une subordination toujours plus forte du spirituel au temporel. Les théologiens d’Ivan III (1453-1505) élaborèrent  une théorie de la monarchie de droit divin qui faisait du souverain russe  le chef et le défenseur de la religion orthodoxe. A partir du règne d’Ivan IV, les souverains russes prirent, le titre de « tsar » qui signifie césar, marquant ainsi clairement leur volonté de se situer dans la continuité de l’Empire romain. Leur empire se voyait comme la troisième Rome dont le destin était de diriger le monde slave et orthodoxe et rêvait de reconquérir la seconde Rome, c’est-à-dire Constantinople.  Le sentiment national en formation repose désormais sur cette identité entre Russe et orthodoxie. Elle  fait aujourd’hui un retour en force d’autant plus marqué qu’elle a été opprimée  durant la parenthèse communiste. 

La chrétienté médiévale 

Jusqu'à la Renaissance la chrétienté  a constitué un facteur puissant d’unité par delà les frontières étatiques,  les particularismes locaux, et les différences ethniques et linguistiques entre les peuples européens.  Durant des siècles l’identité religieuse primait sur l’identité nationale inexistante à l’époque. Après la fin de l’empire romain en 476, les Gallo-romains constituent l’immense majorité de la population de la Gaule. Les envahisseurs francs vont devoir donc s’adapter. Le pouvoir politique ayant disparu, ils s’associent avec la seule force structurée qui subsiste : l’Église. Alors débute le long règne de cette dernière qui ne commencera à s’estomper qu’à partir de la Renaissance au XVIe siècle. Désormais le partage se fera entre l’Église et le roi, un roi sacré par Dieu et disposant de pouvoir thaumaturges. Comme Constantin, Clovis se convertit au christianisme par opportunisme politique : « Dieu de Clotilde si tu me donne la victoire, je me ferai chrétien ».

Longtemps après la chute de Rome, le prestige de l’Empire romain était tel que le rêve de Charlemagne fût de refonder l’Empire romain d’Occident. Dans la vision de l’époque on imaginait le monde à l’image des cieux. Un seul Dieu régnait au ciel, un seul empereur devait donc gouverner le monde séculier et un seul pape l’Église universelle. L’Empire carolingien est inséparable de l’Église de Rome qui encourage sa formation et entend bénéficier de sa protection.  Charlemagne réalise à sa manière l’idéal de saint Augustin d’une cité des hommes, préfigurant la cité de Dieu. A partir de son  règne  et jusqu'à la fin du Moyen Âge, le caractère religieux du pouvoir impérial était symbolisé par le sacre pontifical. Héritiers des Césars, les empereurs d’Occident se faisaient d’abord couronner roi des Romains, titre également porté par les successeurs désignés avant d’accélérer à la dignité impériale. Cette tradition fût  ressuscitée par Napoléon qui se couronna  empereur en présence du pape et attribua à son fils le titre de roi de Rome.

C’est Pépin le Bref, proclamé roi des Francs en 751, qui créa en retour pour la papauté les États pontificaux qui perdureront jusqu’au XIXe siècle. A partir de ce moment la figure de l’évêque de Rome s’affirme comme celle du chef d’un État alors que rien dans la religion chrétienne ne le prédisposait à remplir cette fonction. Cette création et l’accession du pape à la souveraineté sera loin d’être un bienfait. Et le trône pontifical a été maintes fois occupé par des hommes ambitieux plus préoccupés d’étendre leur pouvoir temporel que de remplir leur mission spirituelle.

La lutte du sacerdoce et de l’Empire

Le Moyen Âge fût émaillé de luttes d’influence entre les souverains et la papauté  pour qui le pouvoir spirituel devait avoir la primauté sur le pouvoir temporel. Selon la théorie  clunisienne des deux glaives, développée au XIe siècle  le pape, vicaire de Dieu sur terre,  devait être le chef suprême de la société humaine organisée pour son salut. Il devait donc disposer des deux pouvoirs (les deux glaives), le spirituel entre ses mains et le temporel à ses ordres. De leur coté les juristes et théologiens de l’empereur voyaient dans l’Empire la cité de Dieu. Rien ne pouvait se faire sans l’empereur, moins encore contre lui.
              En 1059, Nicolas II, pape clunisien, proclama que le choix du pape devait désormais être du ressort exclusif des cardinaux. L’empereur perdait ses prérogatives ecclésiastiques. Même dans leurs propres pays les souverains n’avaient plus le droit d’investir les évêques. Cette décision entraîna ce qu’on appelle la «  Querelle des investitures ». Celle-ci est fondamentalement une lutte de pouvoir politique qui tourne autour de deux questions principales : qui de l’empereur ou du pape nomme les évêques ? Le pape a-t-il le droit de déposer l’empereur ? Elle divise l’Italie et l’Empire entre guelfes, partisans du pape, et gibelins, partisans de l’empereur. »  Grégoire VII  élabore une doctrine selon laquelle  dans la société chrétienne « l’ordre laïque» n’a d’autre fonction que l’exécution des commandements formulés par « l’ordre sacerdotal ».               L’empereur Henri IV  qui ne pouvait évidement pas accepter  cette subordination   envahit les Etats de l’Eglise et fit nommer un antipape par un concile d’évêques allemands.  Mais il  fût  finalement obligé en 1077 de s’humilier à Canossa pour implorer le pape de lever l’excommunication prononcée contre lui.  La lutte entre le  sacerdoce et l’Empire prit une nouvelle ampleur avec Frédéric Barberousse et   Fréderic II de  Hohenstaufen  (1138-1268). Elle  s’acheva  par le triomphe provisoire de la papauté qui les excommunia et souleva contre eux des coalitions militaires. Mais  cet abus de pouvoir  traduisit  l’abime moral et spirituel dans lequel elle était tombée au cours des deux cents ans écoulés.  La papauté ne fût pas seulement en conflit avec les empereurs ; elle se heurta également aux autres rois qu’elle prétendait  soumettre à son autorité.
               
                De la Réforme au siècle des Lumières
               
                La Réforme est née en réaction aux abus scandaleux de l’Église et de ses princes, au premier chef des papes eux-mêmes.  A partir de 1520, les idées de Martin Luther allaient définitivement briser l’unité de l’Empire.  A la paix d’Augsbourg (1555) mettant provisoirement fin aux guerres de religion, un compromis entre catholiques et luthériens est atteint : les sujets sont tenus d’adopter la religion de leur prince,  ce qui traduit une conception singulière de la tolérance. Il faudra  cependant attendre la fin de la guerre de Trente ans (1618-1648) pour que ce principe de Cujus regio ejus religio soit celui de l’Europe. L’échec de Charles Quint à instaurer un empire universel, la révolution intellectuelle représentée par la Renaissance et l’affaiblissement de la papauté provoquée par la Réforme protestante entrainèrent l’effondrement définitif du vieil idéal médiéval d’universalité et d’unité de la chrétienté ». Significativement, le mot « Europe » remplace progressivement dans le langage courant celui de chrétienté. Prônée par Machiavel la notion de raison d’État se substituera à celle de morale en politique étrangère.  Réforme et Contre-réforme ont commencé de transformer, aidés en cela par les intérêts dynastiques des États nationaux, ce qui fût la chrétienté européenne au Moyen Âge. Déjà l’Europe des États est la réalité majeure et l’Église n’a plus le pouvoir qui fût le sien trois siècles plus tôt.  Avec la pluralité des États souverains, il n’y a plus d’ordre international avec un possible arbitre, le pape. Les guerres sont désormais conçues comme des conflits sécularisés entre États. Sous le règne d’Henri III Jean Bodin  théorise en  France en 1576  le concept d’État souverain qui ne reconnait aucune supériorité, ni celle du pape, ni celle de l’empereur. Se posant en rival de l’idéal impérial, il affirme sa souveraineté par la formule : «  le roi est empereur en son royaume ». Et, la création d’une  Église nationale en Angleterre  sous le règne d’Henri VIII  avait  surtout pour but de faire cesser les immiscions du Saint Siege dans les affaires du royaume.  

                Dans les pays protestants la Réforme renforça le pouvoir des souverains, puisqu’ils n’étaient plus les serviteurs de l’Église. Tandis qu’en France l’absolutisme royal rogna les ailes au pouvoir de l’Église. A dater du règne de Philippe le Bel, les « rois très chrétiens » comme se nomment les souverains français n’auront de cesse, de s’affranchir de la tutelle de Rome. Le gallicanisme, doctrine religieuse et politique, vise à réduire l'intervention du pape au seul  domaine  spirituel, ne lui reconnaissant pas de rôle dans le domaine temporel. Elle s’oppose  à l’ultramontisme (la doctrine d’au-delà des montagnes, c’est-à-dire de Rome) qui prônait la supériorité du pape.   Il s’agit aussi de soustraire l’Église de France à l’autorité exclusive de Rome pour la soumettre au contrôle royal. L’édit de Nantes promulgué par Henri IV à l’issue des guerres de religion laissait entrevoir  l’aube  d’une nouvelle ère de tolérance.  Mais il n’en fut rien et,  sous le   règne de Louis XIV,  l’absolutisme se conjugue avec l’intolérance religieuse, comme en témoigne la révocation de l’édit de Nantes ordonnant le bannissement des protestants francais.  

Cependant  à la même époque, c'est-à-dire au XVIIe siècle,   Locke  élabora  pour la première fois le concept moderne de séparation de l'Église et de l'État. Et, avec Hobbes, la doctrine de la souveraineté se développa comme conséquence de la séparation entre le divin et l’humain.  Au XVIIIe siècle  La Philosophie des Lumières   entreprend  de  libérer  enfin  l’homme  des lianes étouffantes de l’obscurantisme religieux. Figure emblématique des philosophes des Lumières, le nom de Voltaire est attaché à son combat contre « l’infâme », nom qu’il donna au  fanatisme religieux, et pour la tolérance et la liberté de penser et d’expression. Le Contrat Social de Rousseau affirme  les droits de l’individu par rapport à l’État.  Tandis que  l’Esprit des lois de Montesquieu  prône la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire . La philosophie des Lumières inspirera dans la seconde moitie du XVIIIe siècle le despotisme éclairé dont Fréderic  de Prusse est un des  monarques les plus représentatifs. Pour lui l’autorité royale n’est pas de droit divin et le souverain est le premier serviteur de l’État

De la Révolution française à  la séparation de l’Eglise et de l’Etat

En dénonçant  l’alliance entre le trône et l’autel, les idées des Lumières ont joué un rôle un important dans le déclanchement de la Révolution française. En remplaçant le monarque de droit divin par la notion de souveraineté de la nation, elle représenta un moment fondateur de la modernité en Europe et acquit une portée universelle avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. A travers l’Europe, les bouleversements provoqués par la Révolution française et les guerres napoléoniennes ruinèrent l’influence de l’Église catholique sur les pouvoirs et la société. Mais  la notion moderne de la laïcité  et de séparation de l’Église et de l’État est   étrangère aux révolutionnaires. Ils n’imaginent pas qu’une nation puisse se passer d’une religion commune.  Aussi visent-ils à soumettre l’Église à l’État  en votant la constitution civile du clergé faisant des curés et des évêques des fonctionnaires devant prêter serment à l’Etat. Puis,  avec le culte de l’Etre Suprême,  Robespierre tentera de créer  une religion révolutionnaire. L’échec de ces tentatives pour substituer des cultes nouveaux au catholicisme amènera finalement Bonaparte  à signer un concordat avec la papauté.

  Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir se généraliser en Europe la sécularisation du pouvoir politique et du droit. Entre temps, en effet, à la suite de la chute de l’Empire napoléonien, les monarchies traditionnelles initièrent un mouvement réactionnaire contre les idées républicaines. En France la Restauration, est le théâtre d’une réaction contre l’anticléricalisme révolutionnaire. Le catholicisme est proclamé « religion de l’État ». La Charte de 1814 garantit néanmoins la liberté de culte. « Pour le parti des dévots, et les Chevaliers de la foi, Dieu a puni la France par la Révolution pour avoir trahi sa mission chrétienne et avoir démoralisé l’Europe au temps des Lumières impies. »  En Europe se forme  la Sainte Alliance constituée des monarchies autrichienne, russe et prussienne destinée à défendre le principe de légitimité contre les prétentions des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Cette coalition trouva un allié  dans le Saint-Siège,  surtout sous le pontificat de Pie IX (1848-1878)  qui apparaît comme celui de l’intransigeance. Dans le contexte qui a conduit, à partir de 1859, à la disparition des États temporels du pape et à l’annexion de Rome comme capitale du royaume d’Italie en 1870, il  rompt avec le libéralisme religieux, moral et politique de son temps. Dans le Syllabus des erreurs modernes, il rejette à la fois la Réforme protestante, la philosophie des Lumières, l’État libéral, l’idée de séparation de l’Église et de l’État, le socialisme,  la morale naturelle et la liberté absolue d’opinion et d’expression. Il réaffirme l’autorité du Saint-Siège à l’égard des Églises nationales Et le premier concile du Vatican proclame le dogme de l’infaillibilité pontificale lorsqu’il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsqu’il définit une doctrine sur la foi ou la morale. Un changement de cap s’opère  cependant lors du pontificat de Léon XIII qui a inauguré, avec l’encyclique Rerum novarum (1891), la doctrine sociale de l’Église et a conseillé aux catholiques français la politique de ralliement à  la République dont ils récusaient jusqu’alors la légitimité.  .

Le catholicisme ayant choisi le camp de la Contre-révolution et les héritiers de la Révolution ne pensant pas pouvoir en  consolider les acquis sans détruire l’Église, cette séparation s’est opérée en France dans une atmosphère de guerre de religion. Les choses se sont passées autrement dans les pays qui n’ont pas été directement touchés par les événements révolutionnaires. Ce fût en particulier le cas dans les pays protestants où l’anticléricalisme n’avait pas de raison d’être. L’État ne se trouvant pas en présence d’un clergé organisé et dépendant d’une autorité universelle comme le Saint-Siège. Et les Églises protestantes  étant, contrairement au catholicisme romain, en phase avec les tendances libérales se faisant jour au XIXe siècle.   

Sous la Troisième République, la vie politique  a été marquée par une lutte entre deux courants séparant en gros monarchistes catholiques et ultramontains d’une part,  et républicains radicaux et anticléricaux de l’autre. La pensée laïque se transforma en anticléricalisme militant, basculant dans la volonté de détruire le catholicisme comme l’exprime le mot de Gambetta : « Le cléricalisme voilà l’ennemi ! ». L’anticléricalisme  atteint son paroxysme sous Emile Combes qui, poursuivant l’œuvre de Jules Ferry qui avait  instauré l’enseignement primaire laïque obligatoire,  a fait fermer les écoles religieuses en 1903  et interdit les congrégations qui sont expulsées de l’Hexagone. Afin de « républicaniser l’armée », les officiers catholiques sont fichés et leur avancement entravé, provoquant un énorme scandale et la chute du gouvernement Combes.  Votée en 1905  la loi de séparation de l’Église et de l’État  est  condamnée   par une encyclique du pape Pie X qui demande aux catholiques français de lui résister.  Cependant les relations entre l’État et l’Église finissent par s’appaiser  à  la faveur de l’union sacrée qui se constitue  à  la veille de la Grande guerre.

L’élection en 1919, pour la première fois depuis 1872, d’une majorité de droite et une « Chambre bleu horizon », permettent le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège  qui avait été rompues et le retour des congrégations.  L’Entre-deux-guerres marque un approfondissement du clivage entre, d’un côté les radicaux et les socialistes, et de l’autre les catholiques traditionalistes et anti républicains qui voient dans leurs idées l’œuvre corrosive des juifs et des francs-maçons. Des ligues de droite ont pour programme la restauration de l’autorité de l’État et sont fortement imprégnées de catholicisme social. C’est notamment le cas des Croix-de-Fer et de l’Action française de Maurras dont les troupes de choc, les Camelots du roi, sont royalistes.  Son « nationalisme intégral » et le « catholicisme intégral » ont partie liée dans la guerre menée à la fois contre le modernisme, contre la République, contre l’étranger.  LÉtat français instauré par le maréchal Pétain s’inspire largement des  valeurs  catholiques traditionnelles et réactionnaires. Sa « révolution nationale » repose sur la formule «  travail, famille, patrie »  qui rejoint la composante sociale de la doctrine catholique de l’époque.  Mais la Quatrième République restaurera le principe de laïcité qui  fonde  le pacte républicain et est censée garantir l’unité nationale.

La laïcité républicaine et l’islam 

Avec la Constitution de 1958 instituant la Cinquième République, la laïcité fonde désormais le pacte républicain et est censée garantir l’unité nationale. Toutefois le général de Gaulle ne craint  pas de rappeler cette vérité «  La République est laïque, la France est chrétienne ». A partir des années 1960, le principal défi posé au modèle républicain français est l’intégration économique et sociale de la communauté musulmane et son interférence avec le problème algérien.  La grande majorité des musulmans se comportent conformément aux lois et pratiques de la République. Mais des études font état d’un lien entre immigration et délinquance, tout en l’attribuant à la pauvreté et à l’exclusion. De  larges franges de l’opinion s’inquiètent d’un éventuel danger, du moins culturel, lié à l’islamisme, pour le pays. Inquiétude  alimentée par la montée de l’islamisme radical qui favorise la progression  de l’extrême droite représentée par le Front National.  Se situant dans la ligne de la droite catholique,  il récupère le mythe de Jeanne d’Arc, symbole d’une chrétienté luttant pour sa foi et sa patrie. 
 La question fait également débat au sein de la droite modérée contrainte de tenir compte des craintes de son électorat ; comme de la gauche, beaucoup plus libérale en matière d’immigration. Une des réponses apportée à ce problème par le gouvernement a été la création en 2002 d’un Conseil français du culte musulman afin d'organiser une représentation des musulmans français. Cela, bien que l'État français ne reconnaisse pas légalement les origines ethniques et religieuses. En 2003, la commission Stasi,  conclut que : «  la grande majorité des Français est attachée à la laïcité, « sur laquelle est fondée l’unité nationale, une valeur qui rassemble, en même temps qu’un garant de la liberté individuelle ». Mais ce constat  ne peut  cacher la crise que traverse le modèle français face à la présence jugée envahissante de l’islam, ce qui est d’ailleurs aussi le cas des autres pays européens.
              L’affaire du voile à l’école éclata à cette époque. S’en est suivi un débat dérapant parfois sur des déclarations paraissant stigmatiser les musulmans et perçues comme telles par les intéressés. Votée en mars 2004, une loi interdit les « signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’école ».  Face au  problème de l’intégration des  musulmans vivant en France, Nicolas Sarkozy crée  un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il s’agissait de substituer «  un islam de France à un islam en France ». Mais devant le peu de succès de cette politique et afin de contrer la concurrence du Front National, opérant un revirement, il lance, en janvier 2010, un débat sur l’identité nationale. Ayant entrainé une polémique sur l’islam et des dérapages xénophobes, ce débat est toutefois abandonné au bout de trois mois.
Sur un autre plan  en 2013 le projet de loi sur la légalisation du « mariage pour tous » provoque des manifestations monstres dans le pays, ce qui n’empêche pas la loi d’être votée par la majorité socialiste au Sénat et à l’Assemblée nationale. Ce sursaut ne doit pas masquer la déchristianisation du pays. Celle-ci s’accompagne du réveil d’un laïcisme agressif qu’on peut qualifier de fondamentalisme laïc incriminant le fait religieux en général de susciter de l’intolérance »La France s’est ainsi employée, au grand dam du pape, à refuser toute mention des racines chrétiennes

Laïcité et communautarisme

Alors que  la République française  ne reconnait que les individus et considère que le communautarisme est une idéologie pernicieuse,  en Angleterre une loi interdisant le port du voile islamique  dans les établissements publics  serait impensable. Au nom des libertés, le communautarisme y est au contraire considéré comme un facteur de paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein de la société. Pour ses défenseurs le modèle anglo-saxon de sécularisation est supposé se prêter mieux au respect des valeurs religieuses et communautaires que la laïcité à la française. Mais le modèle français de laïcité  semble le plus à même,  malgré les énormes difficultés qu’il rencontre,  à  assurer l’intégration d’une population musulmane  en pleine croissance. Et le Premier ministre britannique lui-même  a reconnu l’échec du modèle communautariste.

Cela dit la radicalité du modèle français est une exception mondiale et  les rapports entre l’Eglise et l’Etat dépendent du contexte historique et socioculturel local.  La  séparation stricte Eglise/Etat est moins nette  qu’en France dans les autres pays européens. Dans la majorité d’entre eux l’Etat est neutre.  Certains, comme l’Allemagne, connaissent un régime de concordat. Et il existe dans d’autres une religion officielle : le catholicisme en Irlande ; l’orthodoxie en Grèce ; le luthérianisme au Danemark ; et l’anglicanisme en Angleterre où le souverain est en même temps le chef de l’Église.  Quant aux  Etats-Unis ils se définissent comme une nation de croyants. Et lors de son intronisation, le  président américain prête serment sur la Bible de respecter la Constitution.

Dans les pays multiethniques ou multi confessionnel, comme l’Ulster, la Bosnie ou le Liban  le système politique  est souvent  basé sur une répartition communautaire  du pouvoir.  L’État nation supporte souvent mal en effet le pluralisme des identités et l’existence de minorités en son sein. Et il peut devenir une machine à fabriquer de l’exclusion. Hannah Arendt considérait pour cette raison comme dangereux dans le cas des États pluricommunautaires un rapport majorité-minorité, lui préférant une forme fédérative dans laquelle chaque communauté s’administre de manière autonome. C’est la thèse défendue par ceux qui  pensent que le libanais  système de  fédération de  facto de communautés  à base  non territoriale est plus adapté à sa structure multiconfessionnelle. D’autre pensent  au contraire que  l’institutionnalisation du confessionnalisme politique entrave l’émergence d’une véritable citoyenneté et lui attribue tous les maux dont est affligé le Liban.   Cette question fait débat, mais il faut  constater que la succession de crise qu’a connu le pays  remonte à  l’adoption entre  1840 et 1860 d’un système confessionnel qui ouvert la voie à  la clientélisation des communautés libanaises et aux ingérences étrangères dans les affaires du pays.  


Ibrahim Tabet