La
reconfiguration des alliances et de l’équilibre
des forces au Moyen-Orient
La réunification de l’Irak et les
derniers développements militaires en Syrie marquent l’échec du « complot » - à
supposer qu’il ait réellement existé
- de partition des pays arabes en entités ethniques et/ou
confessionnelles. Et ils consacrent le nouvel équilibre des forces en faveur de
la Russie et de l’Iran au Moyen-Orient. La
guerre en Syrie a pratiquement pris fin sur la victoire du régime et de ses alliés, même si la province d’Idlib est toujours aux
mains des jihadistes de Hayat Tahir al-Cham. Bien que soumise à l’influence russo-iranienne, la Syrie a résisté à son démembrement
programmé et Bachar el Assad restera au
pouvoir. Mais gagner la paix sera plus difficile que gagner
la guerre. Et le pays, qui compte un nombre effroyable de victimes
et de réfugiés, à l’intérieur et à
l’extérieur de ses frontières, est
complètement dévasté. La défaite de Daech et l’écroulement du rêve
d’indépendance kurde consacrent la réunification de l’Irak. Le chef du gouvernement irakien, qui n’a pas de sang
sur les mains, bénéficie d’une plus grande légitimité que le dictateur syrien. Et la victoire de Bagdad est encore plus nette que celle de Damas, car elle a été largement remportée par ses propres
forces et que le pays n’est pas sous tutelle étrangère. La réunification du
territoire ne signifie toutefois pas celle des cœurs, tant le sentiment d’aliénation de la communauté sunnite est profond. La
reconquête du territoire de l’Etat islamique ne signifie, ni la fin de cette organisation
qui rentrera dans la clandestinité, comme Al-Qaeda, ni l’éradication du terrorisme islamiste. Au Yémen, la coalition dirigée par l'Arabie
saoudite est de plus en plus pointée du doigt, et Riyad mène une guerre sans
perspective de victoire, s'enfonçant chaque jour un peu plus dans le bourbier
yéménite. La tentative d’isolement du Qatar par l’Arabie Saoudite et les
Emirats arabes unis est également un
échec qui a brisé la cohésion des pays
membres du Conseil de coopération du Golfe. En s'attaquant à ce
qui constituait jusqu'ici le cœur de la tradition politique du royaume :
le principe de compromis et l'équilibre des pouvoirs entre les différents clans
au sein de la famille royale, et entre celle-ci et le clergé wahhabite, c’est tout ce système qui
est mis à bas avec le coup de force de Mohammed Ben Salman. Et le fait de contraindre Saad Hariri à démissionner et à dénoncer en
termes virulents, même si c’est une réalité,
l’hégémonie du Hezbollah et de l’Iran au Liban, n’a fait que révéler la véritable paranoïa qui s’est
emparée de l’Arabie saoudite face aux
ambitions iraniennes. Riyad veut être
le fer de lance de la contre-offensive
sunnite et arabe face à la Perse chiite. Mais malgré ses ressources
financières, d’ailleurs en baisse avec la chute du prix du pétrole, et le soutien
américain, l’Arabie saoudite ne fait pas le poids, ni démographiquement, ni
militairement face à la grande puissance
régionale qu’a été l’Iran à travers
l’histoire. Si les réformes sociétales et le combat contre l’obscurantisme engagés par le jeune prince héritier vont dans la bonne direction, son autoritarisme en politique intérieure
et son aventurisme qui tranche avec la
politique étrangère traditionnellement prudente du royaume, ne sont pas sans risques. Ces développements jouent en
faveur de Téhéran dont
l’influence s’exerce déjà en Irak, en Syrie,
au Liban et au Yémen. La jonction des forces syriennes et irakiennes à la frontière entre ces deux pays, que les
Etats-Unis ont en vain essayé d’empêcher, a ouvert le corridor entre la République
islamique et le sud-Liban, via l’Irak et la Syrie, au grand dam d’Israël qui
voit son pire ennemi se renforcer à ses
portes. Si l’influence de l’Iran n’a jamais été aussi forte, ce n’est pas le
cas de l’autre grande puissance musulmane historique : la Turquie. Alors
qu’elle s’était érigée en modèle d’un État alliant islamisme modéré et
démocratie, la dérive autoritaire du pouvoir, le défi interne et externe que
représente la question kurde, l’échec de son pari sur les Frères musulmans
égyptiens et tunisiens, enfin l’intervention russe en Syrie, ont ruiné les
ambitions néo ottomanes de Recep Tayyip Erdogan. Et
le pays,
déjà fragilisée par le problème kurde,
a été ébranlée par le coup d’Etat manqué contre le
président et les purges massives qui
l’ont suivi. Quant aux pays arabes, ils
sont plus divisés et affaiblis que jamais. Les problèmes économiques et
sécuritaires de l’Egypte l’empêchent de
jouer le rôle qui devrait être le sien en tant que poids lourd arabe et
musulman. La cause palestinienne a été reléguée au second plan par l’antagonisme
chiite-sunnite et arabo-perse. Et le Liban, pris entre deux feux, risque d’être
déstabilisé par le coup de force
saoudien qui a brusquement mi fin au compromis politique, certes bancal,
prévalant dans le pays. L’autre grand
vainqueur de l’éclatement du monde arabe est Israël. Resté relativement en retrait pendant que ses
voisins s’entre-déchiraient, Tel-Aviv ne peut se permettre de tolérer la
présence des Gardiens
de la Révolution et du Hezbollah en
Syrie et, en cas de guerre, d’avoir à faire face à
un front allant du sud-Liban au
Golan. D’où les rumeurs de plus
en plus insistantes concernant une guerre préventive menée par l’Etat hébreu pour
écarter cette menace. Guerre qui serait
malheureusement encore plus dévastatrice pour le Liban que celle de 2006. Au niveau des puissances
internationales, le désengagement relatif des Etats-Unis, lors
de la présidence Obama, ainsi que les
contradictions et les errements de la
politique américaine, ont créés un vide de puissance dans lequel s’est engouffré
la Russie. Sans compter qu’ils ont jeté la Turquie, membre de l’OTAN dans les bras de Moscou. Depuis son intervention
militaire en Syrie, Vladimir Poutine est parvenu, à imposer son pays comme un acteur
incontournable au Moyen-Orient. En s’assurant
d’une base en Méditerranée orientale, il a
réussi à briser l’encerclement dont il est l’objet de la part de Washington et de ses
alliés au sein de l’OTAN. L’intervention russe en
Syrie obéit aussi à des considérations
économiques, la Syrie étant à la fois un passage obligé pour les oléoducs transportant le
pétrole du Golfe vers la Méditerranée et un pays potentiellement producteur de
gaz offshore. Signe
de l’influence prépondérante de la Russie en Syrie, après avoir reçu Bachar el Assad, Vladimir Poutine a organisé, le 22 novembre 2017, à Sotchi, un sommet entre lui-même, et les
présidents turc, Erdogan, et iranien, Rohani, visant à trouver une solution
politique au conflit syrien, dans une
tentative de concurrencer les
négociations de Genève sous l’égide de l’ONU. Indépendamment de la réussite ou
non de cette initiative, elle illustre
l’échec de la coalition hétéroclite
réunissant les Etats-Unis, des
nations européennes, la Turquie, et les
pétromonarchies du Golfe. Bien qu’opérés
pour des raisons différentes, le
rapprochement de la Turquie avec la Russie et l’Iran et, celui officieux, entre
l’Arabie saoudite et Israël, alliés objectifs contre l’Iran, inaugurent une reconfiguration des alliances au
Moyen-Orient. Celles-ci sont essentiellement structurées autour du problème de la constitution du
fameux triangle chiite dont la centralité a remplacé celle du conflit
israélo-arabe.
Ibrahim Tabet