Se faire sa propre religion
Ayant reçu une éducation chrétienne j’ai longtemps gardé la foi, et il
ne me serait jamais
venu à l’esprit de douter de
l’existence de Dieu, même après
n’avoir plus entretenu avec l’église qu’un commerce épisodique. Comme
la plupart des croyants, je ne me posais pas trop de questions sur les
fondements du dogme chrétien et ma méconnaissance de l’islam et des autres
religions était presque totale. Puis, les circonstances de la vie et mes
lectures m’ont amené à devenir
agnostique ; posture intellectuelle
différente du matérialisme athée
et fondée sur le questionnement. Eclectisme ou méfiance à l’égard de tous les dogmatismes ?
Je préférais me laisser dire qu’il vaut mieux
à tout prendre se faire sa propre
religion qu’avoir une religion toute faite. Que
spiritualité, morale et croyance en Dieu ne sont pas nécessairement
liées. Idées qui rejoignent celles des
sagesses asiatiques qui ne sont pas exclusives et qu’exprime la
phrase de Gandhi : « chaque
homme va à Dieu à travers ses propres dieux ». Sans
compter que les religions monothéistes peuvent
être la matrice « d’identités
meurtrières », titre d’un livre d’Amin Maalouf. Alors que l’Empire
romain païen admettait tous
les dieux dans son Panthéon, le peuple juif fut celui qui
s’opposa le plus farouchement à cette intégration, suscitant l’incompréhension
d’Hadrien dont les mémoires imaginaires décrivent le fanatisme sous la plume de
Margueritte Yourcenar.
Il
se peut que le syncrétisme propre à
l’Antiquité et le brassage des religions
propre à l’Extrême-Orient préfigure les croyances de demain. L’Orient a emprunté à
l’Occident ses techniques et il est
naturel que l’Occident reconnaisse la supériorité de l’Orient en matière
spirituelle. Plus l’humanité évoluera, moins elle se satisfera de prêt-à-porter en matière religieuse. Et plus, selon les mots de Sartre, « chaque homme devra inventer son
chemin » dans la voie tracée par
Nietzche dans Ainsi
parlait Zarathoustra, ou par « Al Mostapha », Le Prophète de Khalil Gibran.
De
même qu’un paysage peut être peint selon une infinité de styles et de sensibilités. Que certaines
églises réutilisent parfois les colonnes
éparses de temples écroulés, je me
disais qu’il faut construire sa propre vision du monde, sa propre
« weltanschauung ». Gravir sa
propre échelle de valeurs. Ecrire ses propres lois. En recueillir les préceptes
aux sources de toutes les sagesses, comme on rédigerait amoureusement sa propre
anthologie poétique personnelle. Démarche davantage éthique qu’esthétique.
La liberté de choisir sa propre voie ne peut
qu’amener à découvrir la parenté existant entre toutes les religions. Pour la
Kabbale, les mots de tous les Livres sacrés seraient des permutations
différentes d’un seul et même verbe divin. Rien n’illustre mieux cette
parenté entre les religions que les
ressemblances et les correspondances existant
entre leurs mythes, leurs symboles et leurs rituels à toutes les époques et en tout
lieu.
Il
existe une troublante parenté entre la
Trinité chrétienne et la pensée ésotérique de Pythagore pour qui le
« Un » et le « Trois » formant le tétragramme sacré sont les deux premiers « nombres
d’or », la clef de voute de l’univers.
Voici ce qu’en disait la théosophie ou sagesse des dieux : «
le microcosme homme est par sa composition ternaire : esprit, âme et corps
à
l’image du macrocosme, monde divin, humain et naturel qui est lui-même
l’émanation de Dieu, lequel est essence, substance et vie, Père, Mère et Fils.
Une Mère devenue le Saint Esprit des chrétiens, la colombe symbolisant à la fois la femme et l’esprit dans les religions sémitiques.
Même
en faisant la part du symbolisme, il
faut vraiment avoir la foi du
charbonnier pour croire au récit biblique
de la création spontanée de l’univers et
de l’homme considérés comme immuables. Aujourd’hui, à la différence des fondamentalistes
protestants attachés à la thèse créationniste, presque personne n’en fait une
lecture littérale. Par contre étonnamment proche de la théorie scientifique actuelle est, d’après Hubert Reeves, un des plus éminents astrophysiciens
contemporains, la vision hindoue de la genèse de l’univers symbolisée par le dieu Shiva. Incarnation de l’éternelle énergie cosmique, Shiva tient
dans sa main gauche supérieure une langue de feu, et dans sa main droite supérieure le
tambourin, représentant la musique, symbole
de l’harmonie des lois de la nature. Les gestes des autres mains
traduisent l’équilibre de la vie et de la mort dans le cycle des réincarnations à l’issue duquel les âmes sont destinées à fusionner avec le Brahma suprême. Cette légende écrit Reeves dans
Patience dans l’azur rejoint
la cosmologie moderne. Flamme et
musique sont les deux pôles du Cosmos, à
l’ origine est le règne absolu de la flamme. Le feu s’abaisse. La matière
s’éveille et s’organise. La flamme fait place à la musique. Ainsi poursuit-il,
en enchainant depuis le « Big Bang » les évolutions, nucléaire,
chimique, biologique et anthropologique, on reconstitue l’odyssée de l’univers
qui a finalement accouché de la conscience.
Si le mythe
d’Adam et d’Eve est considéré comme tel,
d’autres croyances font toujours partie intégrante de la foi chrétienne, comme celles de l’immortalité de l’âme, du péché originel, de l’existence de l’enfer et du paradis et de la
résurrection des corps à la fin des temps. Mais est-il vraisemblable que l’on soit éternellement
damné ou récompensé pour des actes mené
au cours de notre bref passage sur terre
? Alors que la science découvre
que la distinction entre matière et esprit est moins nette qu’on ne
pensait, la théorie hindouiste de la métempsychose me semble être moins invraisemblable que la vision judéo-chrétienne de l’au de-là.
Après la mort nos atomes s’éparpillent
dans l’univers, pour se réincarner à l’infini, dans d’autres combinaisons, dans d’autres
corps, plus ou moins solides, plus ou moins éthérés. On sait que les atomes
sont éternels, mais cela veut-il dire que notre identité survive indéfiniment
aux multiples recompositions subies par
les particules de matière et d’esprit qui furent notre moi ? Se peut-il qu’il en reste quelques
traces ? Que la mémoire de notre bref passage sur terre continue toujours
d’habiter telle ou telle particule disséminée dans l’univers, à la manière des
fantômes habitant certaines vieilles demeures ? Ou bien nos « âmes » sont elles
destinées à fusionner avec
« l’âme du monde » ou le
Brahma suprême ? Où se situent le
paradis et l’enfer ? Les
hominidés à moitié singes étaient-ils dotés comme nous d’une âme
immortelle ? Et comment croire
à la résurrection des corps et à
d’autres « mystères » insondables,
nom donné à certains mythes
par la religion ?
Pour la science,
lumière, énergie, matière et « esprit » ne sont, pour employer
des termes philosophico-religieux, que
plusieurs manifestations d’un même principe universel, plusieurs substances
d’une même essence. Cette découverte
dément le dualisme judéo-chrétien
affirmant la séparation entre l’esprit et la matière et donne raison au monisme philosophique qui a une parenté avec le panthéisme de l’Antiquité. Bien
que la science ne s’occupe pas du « pourquoi » qui ne relève pas de sa compétence, mais
uniquement du « comment »,
arrivera-t-on un jour à concilier la foi et la science ? C’est ce
qu’a tenté de faire le père Teilhard de Chardin. Pour lui le Cosmos tend
naturellement vers la vie, la vie vers l’homme et l’homme vers l’ultra-humain
dont la capacité de conscience sera de loin supérieure a la notre. Le
« point Omega » vers lequel tend cette évolution n’est autre que Dieu. Mais sa
thèse a été rejetée par l’Eglise. Par contre les progrès de la physique
quantique pour qui la danse aveugle
des atomes n’est pas née du hasard pourraient
laisser entrevoir une convergence entre la religion et la science. Les particules élémentaires auraient de ce point de vue une certaine
analogie avec la notion d’âme du monde de la théosophie et l’Esprit Absolu de
Hegel.
Cet Esprit Absolu
que nous appelons Dieu ne parle pas uniquement du haut des minarets. Il
ne se trouve pas non plus seulement au
fond des églises derrière les vapeurs de
l’encens et à la lumière vacillante des
cierges allumés par la dévotion populaire. Il est partout, en nous, autour de
nous, sur notre minuscule planète et
dans les étoiles qui parsèment la voute grandiose de la basilique de l’univers.
Là
où je me sens
le plus proche de Lui, c’est quand,
après une journée dans le
désert, je contemple le ciel dans le
silence religieux de la nuit. Nulle part ailleurs la pureté de l’air et
l’horizon infini ne permettent de voir
scintiller autant d’étoiles. « Au
commencement était la lumière ! »
Remontant par la pensée au « big bang » primordial, je me dis
que bien avant d’être à moitié singe, l’homme descend des étoiles. Que
poussière galactique, nous retournerons à nos origines.
A notre mort les atomes de notre âme
seront happés par un quelconque trou noir où ils rejoindront ceux des autres âmes
pour se fondre dans l’âme du monde. Et cela m’aidait à oublier nos querelles
futiles de clocher et de minaret.
Un jour
j’ai regardé une émission sur le cosmos sur Arte. Il y avait des images
magnifiques de notre galaxie. Celle-ci comprendrait deux-cent milliards
d’étoiles et la distance entre la terre et son centre serait de vingt-cinq
mille années-lumière. Les autres galaxies se comptent par milliards. Un des
scientifiques interrogés déclara qu’il était peu probable que nous soyons seuls
dans l’univers et qu’il existe peut-être, rien que dans notre galaxie, des
centaines de civilisations dont certaines sont sans doute plus avancées que la
nôtre. Pourquoi
dans ces conditions me suis-je dis, Dieu, s’il existe, aurait-il dépêché le
Christ et les prophètes pour assurer le salut des seuls habitants de notre grain de sable
appelé terre ? Les habitants des autres
planètes ont-ils d’autres dieux, d’autres prophètes, d’autres Livres sacrés
?
Malgré
ces questionnements mes connaissances religieuses restaient
cependant superficielles jusqu’aux
recherches que j’ai été amené à faire à
l’occasion de la rédaction de mon livre : Le Monothéisme le pouvoir et la guerre. Bien que traitant essentiellement des rapports entre la
religion et l’Etat, il ne pouvait pas ne pas aborder l’histoire proprement dite des religions.
Thème que mon prochain ouvrage se
propose de développer en se focalisant plus particulièrement sur la genèse de l’idée de Dieu
Ibrahim
Tabet