Vers
une nouvelle guerre de Trente ans ?
Peut-on qualifier de nouvelle
guerre mondiale la lutte contre le terrorisme islamique et les guerres hybrides
civiles et classiques et qui font rage actuellement en Afrique et au
Proche-Orient ? Peut-on faire un
parallèle entre la nature et la durée
des conflits en Syrie et en Irak, et la guerre de Trente Ans qui a opposé puissances
catholiques et protestantes en Europe au XVIIe siècle ? De même que
les traités de Westphalie avaient consacré le principe du « cujus regio
ejus religio » en vertu duquel les sujets devaient suivre la religion de
leurs princes, va t’on vers une balkanisation du Levant en entité ethnico-religieuses
homogènes ?
Quels sont les défis que
posent l’islamisme radical au monde musulman et à l’Europe ? Cette idéologie
millénariste peut-elle être éradiquée par des bombardements aériens ? La
vielle Europe à la démographie en berne est-elle menacée comme jadis l’Empire
romain par les barbares assimilés par Toynbee à un prolétariat intérieur et à
un prolétariat extérieur frappant à ses portes ? Après la mort de Dieu prononcée par
Nietzche, notre époque vit-elle un « retour du religieux » démentant la
thèse de Max Weber de désenchantement du monde ? Avant
d’aborder ces questions, je me propose de faire un bref rappel historique
Historiquement
religion et politique ont longtemps entretenu des rapports, pervers ou
conflictuels, chacun des deux pouvoirs s’efforçant de dominer l’autre, de s’en
affranchir ou de l’instrumentaliser. Alors que les religions sont censées
favoriser la paix, elles sont devenue un des leviers de guerre les plus puissants.
Contrairement
aux religions polythéistes qui admettaient tous les dieux dans leurs panthéons et ne se
battaient pas au nom de leur foi, c’est surtout le cas des religions monothéistes qui sont devenues la matrice « d’identités meurtrières ».
De ce point
de vue les musulmans sont davantage en accord avec l’enseignement et l’exemple de Mahomet qui
fut aussi un chef politique et de guerre que les chrétiens avec celui du Christ
qui a pris le contrepied du Dieu vengeur de la Bible et a prêché une religion
d’amour. Et, contrairement aux Evangiles, le Coran contient autant de versets
prêchant le jihad contre les infidèles que
la compassion.
À partir de la
conversion de Constantin qui instaura le principe du césaropapime, la chrétienté
a connu une alliance étroite entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel,
le trône et l’autel. « Le plus
grand désastre qui soit arrivée à la
chrétienté a écrit Arnold Toynbee a
peut- être été la conversion de
Constantin et l’immixtion par la
suite de César dans les affaires de
Dieu, et de l’Église de Dieu dans les affaires de César. Le second désastre a
été la transformation de l’Église, qui de persécutée pour le Christ, a
persécuté au nom du Christ ».
Jusqu'à
la séparation au XXe siècle de l’État et
de l’Église, cette dernière a jouit en Occident d’une influence infiniment supérieur a celle
des clercs au sein du monde musulman où il n’existe, ni institution semblable, ni
papauté. La chrétienté médiévale fut émaillée de luttes d’influence entre les
empereurs et le Saint-Siège pour qui le pouvoir temporel devait se soumettre au
pouvoir spirituel. Et les papes de la Renaissance furent aussi des chefs
politiques et de guerre. Mais aussi de grands mécènes, comme pour faire oublier
aux yeux de l’histoire leurs mœurs
dissolues et leur trahison du message évangélique de pauvreté. Ces dérives appartienne heureusement au passé
et il a bien longtemps que l’Eglise se consacre exclusivement à sa mission spirituelle et s’est engagée
depuis Vatican II dans un dialogue avec les autres religions.
La question de la séparation de l’Église et de l’État s’est posée de
manière différente dans l’islam. D’une part car religion et politique y sont en
principe inséparables. Et d’autre part car il n’y avait pas d’Église à séparer de
l’État. C’est surtout le cas de
l’islam sunnite, mais moins du chiisme où existe un clergé
hiérarchisé coiffé par des ayatollahs jouissant d’une autorité reconnue. Mais
historiquement, ces derniers ont toujours adopté une attitude quiétiste, ou du moins loyale envers le pouvoir
politique. Et l’institution de la République islamique iranienne et de la
doctrine de « vilayet-el-faqih », (jurisprudence du docteur de la
loi) constituent une rupture par rapport
à la tradition.
La chrétienté et l’islam ont connu des trajectoires
inverses en termes de tolérance. Mais ce
dernier qui a longtemps été plus favorable au pluralisme religieux est
aujourd’hui le théâtre d’une vague sans
précédente de fanatisme et d’intolérance. Et c’est en son sein que le phénomène
du retour du religieux est le plus virulent, bien qu’il touche toutes
les religions.
Alors que le monde paraissait être
sorti du religieux, on assiste en effet depuis
le dernier quart du siècle dernier à un retour
soudain du religieux sur la scène de l’histoire qualifié par
Gilles Kepel de « revanche de Dieu ».
Favorisé par la crise des valeurs et des idéologies laïques, il emble donner raison à Malraux qui avait
prédit que le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. Cela dit,
sur le plan personnel, ce retour reflète le plus souvent moins
un regain de foi et de spiritualité que des crispations identitaires qui se traduisent par des manifestations
ostentatoires d’appartenance religieuse comme le port du voile islamique. Et sur
le plan politique il s’agit d’une instrumentalisation
de la religion pour des causes profanes
Son
exemple le plus emblématique est l’islamisme politique représenté par les Frères musulmans et les
mouvements salafistes inspirés par l’idéologie wahhabite et financé par les
pétrodollars saoudiens. Mais il n’est pas le seul. Les États-Unis n’ont
pas hésité à instrumentaliser le fondamentalisme musulman dans leur « croisade »
le communisme avec les effets désastreux que l’on connaît. Le terme
« d’empire du mal » qu’ils ont employé pour désigner l’URSS, ainsi que
celui « d’axe du mal » englobant les « États voyous »
accusés de soutenir le terrorisme islamiste ont une connotation biblique.
La montée
de l’islam radical, les guerres civiles sectaires en Syrie et en Irak, les atrocités
commises par Daech, et les attentats terroristes jihadistes auxquels font
pendant la montée de l’islamophobie et de l’extrême droite en Europe semblent donner raison à la théorie du choc des civilisations
de Samuel Huntington qui avait prédis qu’à la guerre froide allait succéder une nouvelle ère géopolitique
dominée par des conflits ethnico-religieux. Le communisme
s’est écroulé au bout de 70 ans. Et le nazisme a été écrasé
quinze ans après la prise de pouvoir d’Hitler. L’islamisme, jouit d’un
pouvoir de mobilisation infiniment
supérieur à ces deux idéologies séculières.
Il est donc peut probable qu’il soit éradiqué dans un avenir prévisible ;
en tout cas pas par des moyens militaires. La résurgence du conflit vieux quatorze siècles entre chiites et sunnites n’est pas
non plus de ceux qui se résorbent en une génération. Attisé par la révolution khomeyniste qui a mobilisé le
messianisme eschatologique chiite au service de l’impérialisme perse, il
explique en grande partie les guerres
qui ravagent l’Irak, le Yémen et la Syrie.
Revêtant le même degré de barbarie que
la guerre de Trente ans, cette dernière a aussi été causée au
départ par une politique discriminatoire
et sectaire. Puis, de même que la
guerre de Trente a vu la plupart des puissances européennes intervenir dans le
conflit opposant les Habsbourg aux princes protestants allemands, le conflit
syrien a rapidement dépassé le cadre
local avec, d’une part l’Intervention de la Russie de l’Iran et du
Hezbollah aux côtés du régime, et d’autre part celle des Etats-Unis, de la
France de la Turquie de l’Arabie
Saoudite et du Qatar côtés de l’opposition sunnites. L’intervention russe a
radicalement changé l’équilibre des
forces en faveur du régime. Si Alep est libérée ce dernier paracheva son
contrôle de la Syrie utile. Cette victoire et l’avancée des Kurdes dans le nord
plus précaire le contrôle par « l’État islamique » de l’est du
pays dont le sort reste toutefois en
suspens. Si Daech parvenait à s’y maintenir ainsi qu’à Mossoul, naitra de facto un
sunnistan à cheval sur la Syrie et l’Irak remettant en question leur intégrité
territoriale de ces deux pays. Même si Daech venait finalement à être vaincu, la réunification de ces pays ne sera sans
doute possible que par leur transformation en lâches confédérations de cantons plus ou moins
homogènes sur le plan ethnique ou
confessionnel. C’est d’ailleurs déjà le cas de l’Irak avec la région autonome kurde.
Autonomie dont bénéficieront certainement les kurdes de Syrie. Les chrétiens dont le nombre se réduit déjà
comme peu de chagrin constituant quant à eux les victimes collatérales de ces
développements.
Sur le plan régional, le
grand gagnant de l’évolution du conflit syrien est l’Iran dont l’influence s’exerce
déjà en Irak, en Syrie au Liban et au
Yémen et le poids économique a été renforcé par la levée des sanctions. Les
grands perdants sont la Turquie et l’Arabie Saoudite. Alors que la Turquie
s’était érigée en modèle d’un État alliant islamisme modéré et démocratie,
la dérive autoritaire du régime, le défi interne et externe que représente la
question kurde, l’échec de son pari sur les Frères musulmans égyptiens et
tunisiens, enfin l’intervention russe en Syrie, ont ruiné les ambitions néo
ottomanes de M. Erdogan. Et la situation de l’Arabie Saoudite n’est guère plus brillante avec la chute du prix du
pétrole, son enlisement au Yémen, les dissensions au sein de la famille royale
et un système politique anachronique. Les déboires de la Turquie et de l’Arabie
Saoudite et l’hostilité à laquelle se heurte l’Iran de la part des pays
sunnites font qu’aucun pays de la région
n’est en mesure de combler le vide de puissance créé par le désengagement
partiel des Etats-Unis. La faiblesse économique de la Russie l’empêche de bénéficier pleinement de son
regain d’influence politique et militaire. Quand à la France, les errements de
sa diplomatie, particulièrement concernant le dossier syrien, la mette
pratiquement hors jeu.
Le Liban semble devoir
échapper au sort tragique de ses voisins syrien et irakien. Mais la présence de
plus d’un million de réfugiés syriens sur son sol constitue
une menace existentielle. Son système inclusif de partage confessionnel du
pouvoir, malgré ses défauts et la paralysie qu’il génère, s’avère être plus
résilient que leurs régimes autoritaires et représente sans doute le modèle de
solution politique le plus approprié pour ces deux pays. Leur laïcité formelle
n’ayant pas empêché par le passé la monopolisation du pouvoir par les alaouites
en Syrie et les sunnites en Irak
Les conséquences
désastreuses des interventions militaires des puissances occidentales en Irak
et en Lybie font que, même si elles en
avaient les moyens et la volonté, il est hors de question qu’elles engagent des
troupes au sol contre Daech. Et seules des forces comportant des combattants majoritairement
sunnites peuvent lui être opposées. Mais même si ce groupe venait à être vaincu militairement, cela
ne résoudrait pas pour autant le problème du fanatisme et du terrorisme
islamiste. Le combat contre le fléau du jihadisme se situe en effet moins sur
les champs de bataille qu’au niveau
politique, idéologique et de la société.
C’est le cas en Europe et en
France ou les derniers attentats terroristes ont soulevés une immense émotion
et suscité d’intenses débats notamment sur les rapports entre les communautés
musulmane, juive et chrétienne. Sans parler des
écrits qui entretiennent un climat délétère comme celui d’Eric Zeimour.
Ou des réactions de rejet face à l’afflux de migrants musulman qualifié par un
député français de menace sur les fondements mêmes de la civilisation
européenne. Lequel député semble oublier que c’est l’intervention
franco-anglaise en Libye qui a contribué à ouvrir les vannes de l’immigration
en provenance d’Afrique et à déstabiliser les pays du Sahel. La lutte contre le
terrorisme islamiste implique de multiples
défis : trouver un équilibre entre sécurité et liberté. Pallier au
sentiment d’exclusion des populations musulmanes issues de l’immigration. Lutter contre la
propagande islamiste sur les réseaux sociaux. Et favoriser l’éclosion d’un
islam européen en formant des
prédicateurs locaux et en réglementant les financements étrangers des
institutions musulmanes. De la manière dont l’Europe relèvera ces défis dépendra en partie la réalisation ou non de
la prophétie du choc des civilisations. Il
existe à ce propos deux modèles différents. Le modèle français de laïcité
républicaine et le multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Alors que la République française ne reconnait que les individus et considère
que le communautarisme est une idéologie pernicieuse, en Angleterre une loi
interdisant le port du voile islamique dans les établissements publics serait
impensable. Au nom des libertés, le communautarisme y est au contraire
considéré comme un facteur de paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein
de la société.Sans préjuger des mérites respectifs de ces deux modèles, il faut
constater que les pays européens
rencontrent les mêmes difficultés à assurer l’intégration de d’une population
musulmane en pleine croissance et qui n’hésite pas à revendiquer le respect de ses coutumes
propres au lieu de s’adapter à celles de leurs pays d’accueil. Attitude qui
suscite trois types de réactions. Soit un christianisme identitaire
qui n’est pas incompatible avec la large déchristianisation de l’Europe
et plus particulièrement de la France. Soit
un intégrisme laïc qui prétend interdire toute expression religieuse
même chrétienne dans l’espace public. Soit enfin une posture de soumission au nom du politiquement correct.
C’est surtout au niveau du
monde arabo musulman que se situe l’enjeu
principal de la lutte contre l’islamisme radical. Entreprise de longue
halène qui a un double aspect politique et religieux. On a en effet affaire à deux crises qui
se nourrissent mutuellement : La crise de l’islam, et la faillite
d’un monde arabe miné par ses divisions, l’absence d’état de droit et de
libertés, une affligeante régression culturelle et le bilan économique et
social désastreux de régimes autoritaires et corrompus.
Sur le plan religieux, même
si les conflits actuels sont moins liés à tel ou tel verset du Coran qu’à des
causes profanes, ils soulèvent le problème de la réforme de l’islam. Il se heurte toutefois à
l’absence d’une autorité religieuse supérieure au sein de l’islam
sunnite, telle que celle des papes du concile de Trente (1545-1569) qui
initièrent la Contre-réforme catholique. En dépit de l’impossibilité d’une
véritable réforme de l’islam, et face à
l’obscurantisme wahhabite, nombre de clercs et d’intellectuels musulmans libéraux appellent du moins à réinterpréter le Coran
et la jurisprudence, en harmonie avec la déclaration d'al-Azhar de 2012 de
faire prévaloir la raison sur l’interprétation littérale des textes. Savoir si
cela contribuera également à apaiser la querelle vieille de quatorze siècles
entre chiites et sunnites est une autre question.
Sur le plan politique les
faux espoirs qu’ont fait naître le
soi-disant printemps arabe n’incitent pas à l’optimiste. Malgré le contre
exemple tunisien qui rencontre d’ailleurs des difficultés, le cas de l’Égypte semble confirmer que les pays
arabes ne sont pas murs pour la
democratie et que les régimes autoritaires y sont le meilleur rempart contre l’islamisme.
Constat qui revient
à mettre en cause autant l’arabisme que l’islam. La question n’étant pas
seulement : « qu’est-ce-que l’islam a fait des Arabes, mais
qu’est-ce-que les Arabes ont fait de l’islam
Ibrahim Tabet
Fevrier 2016