Thursday, February 18, 2016

Vers une nouvelle guerre de Trente ans ?

Peut-on qualifier de nouvelle guerre mondiale la lutte contre le terrorisme islamique et les guerres hybrides civiles et classiques et qui font rage actuellement en Afrique et au Proche-Orient ? Peut-on faire  un parallèle entre  la nature et la durée des conflits en Syrie et en Irak, et la guerre de Trente Ans qui a opposé puissances catholiques et protestantes en Europe au XVIIe siècle ? De même que les traités de Westphalie avaient consacré le principe du « cujus regio ejus religio » en vertu duquel les sujets devaient suivre la religion de leurs princes, va t’on vers une balkanisation du Levant en entité ethnico-religieuses  homogènes ?
Quels sont les défis que posent l’islamisme radical au monde musulman et à l’Europe ? Cette idéologie millénariste peut-elle être éradiquée par des bombardements aériens ? La vielle Europe à la démographie en berne est-elle menacée comme jadis l’Empire romain par les barbares assimilés par Toynbee à un prolétariat intérieur et à un prolétariat extérieur frappant à ses portes ? Après la mort de Dieu prononcée par Nietzche, notre époque vit-elle un « retour du religieux » démentant la thèse de Max Weber de désenchantement du monde ? Avant d’aborder ces questions, je me propose de faire un bref rappel historique   

Historiquement religion et politique ont longtemps  entretenu des rapports, pervers ou conflictuels, chacun des deux pouvoirs s’efforçant de dominer l’autre, de s’en affranchir ou de l’instrumentaliser. Alors que les religions sont censées favoriser la paix, elles sont devenue un des leviers de guerre les plus  puissants.
Contrairement aux religions polythéistes qui admettaient tous les dieux dans leurs panthéons et ne se battaient pas au nom de leur foi, c’est surtout le cas des religions monothéistes qui sont devenues la matrice « d’identités meurtrières ».
De ce point de vue les musulmans sont davantage en accord avec  l’enseignement et l’exemple de Mahomet qui fut aussi un chef politique et de guerre que les chrétiens avec celui du Christ qui a pris le contrepied du Dieu vengeur de la Bible et a prêché une religion d’amour. Et, contrairement aux Evangiles, le Coran contient autant de versets prêchant le jihad contre les infidèles que  la compassion.   

À partir de la conversion de Constantin qui instaura le principe du césaropapime, la chrétienté a connu une alliance étroite entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, le trône et l’autel. « Le plus  grand désastre qui soit arrivée à la chrétienté  a écrit Arnold Toynbee a peut- être été  la conversion de Constantin et  l’immixtion par la suite  de César dans les affaires de Dieu, et de l’Église de Dieu dans les affaires de César. Le second désastre a été la transformation de l’Église, qui de persécutée pour le Christ, a persécuté au nom du Christ ».
Jusqu'à la séparation au XXe siècle de l’État  et de l’Église, cette dernière a jouit en Occident  d’une influence infiniment supérieur a celle des clercs au sein du monde musulman où il n’existe, ni institution semblable, ni papauté. La chrétienté médiévale fut émaillée de luttes d’influence entre les empereurs et le Saint-Siège pour qui le pouvoir temporel devait se soumettre au pouvoir spirituel. Et les papes de la Renaissance furent aussi des chefs politiques et de guerre. Mais aussi de grands mécènes, comme pour faire oublier aux yeux  de l’histoire leurs mœurs dissolues et leur trahison du message évangélique de pauvreté. Ces dérives appartienne heureusement au passé et il a bien longtemps que l’Eglise se consacre exclusivement à sa mission spirituelle et s’est engagée depuis Vatican II dans un dialogue avec les autres religions.   
La question de la séparation de l’Église et de l’État s’est posée de manière différente dans l’islam. D’une part car religion et politique y sont en principe inséparables. Et d’autre part car il n’y avait pas d’Église à séparer de l’État. C’est surtout  le cas de  l’islam sunnite, mais moins du chiisme existe un clergé hiérarchisé coiffé par des ayatollahs jouissant d’une autorité reconnue. Mais historiquement,  ces derniers  ont toujours adopté une attitude  quiétiste,  ou du moins loyale envers le pouvoir politique. Et l’institution de la République islamique iranienne et de la doctrine de « vilayet-el-faqih », (jurisprudence du docteur de la loi) constituent  une rupture par rapport à la tradition. 
La chrétienté et l’islam ont connu des trajectoires inverses en termes de tolérance. Mais  ce dernier qui a longtemps été plus favorable au pluralisme religieux est aujourd’hui le théâtre  d’une vague sans précédente de fanatisme et d’intolérance. Et c’est en son sein que le phénomène du retour du religieux   est le plus virulent, bien qu’il touche toutes les religions.
Alors que le monde paraissait être sorti du religieux, on assiste  en effet depuis le dernier quart du siècle dernier à un retour  soudain  du religieux  sur la scène de l’histoire qualifié par Gilles Kepel de  « revanche de Dieu ». Favorisé par la crise des valeurs et des idéologies laïques,  il emble donner raison à Malraux qui avait prédit que le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. Cela dit, sur le plan personnel, ce retour reflète le plus souvent moins un regain de foi  et de spiritualité  que des crispations identitaires  qui se traduisent par des manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse comme le port du voile islamique. Et sur le plan politique  il s’agit d’une instrumentalisation de la religion pour des causes profanes

Son exemple le plus emblématique est l’islamisme politique  représenté par les Frères musulmans et les mouvements salafistes inspirés par l’idéologie wahhabite et financé par les pétrodollars saoudiens. Mais il n’est pas le seul. Les États-Unis n’ont pas hésité à instrumentaliser le fondamentalisme musulman dans leur « croisade » le communisme avec les effets désastreux que l’on connaît. Le terme « d’empire du mal » qu’ils ont employé pour désigner l’URSS, ainsi que celui « d’axe du mal » englobant les « États voyous » accusés de soutenir le terrorisme islamiste ont une connotation biblique.  

La montée de l’islam radical, les guerres civiles sectaires en Syrie et en Irak, les atrocités commises par Daech, et les attentats terroristes jihadistes auxquels font pendant la montée de l’islamophobie et de l’extrême droite en Europe  semblent donner raison à la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington qui avait  prédis qu’à la guerre froide   allait succéder une nouvelle ère géopolitique dominée par des conflits ethnico-religieux. Le communisme s’est écroulé  au bout de 70 ans. Et le nazisme  a été écrasé  quinze ans après la prise de pouvoir d’Hitler. L’islamisme, jouit d’un pouvoir de mobilisation   infiniment supérieur à ces deux idéologies séculières.  Il est donc peut probable qu’il soit éradiqué dans un avenir prévisible ; en tout cas pas par des moyens militaires. La résurgence du conflit vieux quatorze siècles  entre chiites et sunnites n’est pas non plus de ceux qui se résorbent en une génération. Attisé par la  révolution khomeyniste qui a mobilisé le messianisme eschatologique chiite au service de l’impérialisme perse, il explique en grande  partie les guerres qui ravagent l’Irak, le Yémen et la Syrie.

Revêtant le même degré de barbarie que la guerre de Trente ans, cette dernière a aussi été causée au départ par une politique discriminatoire  et sectaire. Puis, de  même que la guerre de Trente a vu la plupart des puissances européennes intervenir dans le conflit opposant les Habsbourg aux princes protestants allemands, le conflit syrien a rapidement dépassé  le cadre local avec, d’une part l’Intervention de la Russie de l’Iran et du Hezbollah aux côtés du régime, et d’autre part celle des Etats-Unis, de la France de la Turquie de  l’Arabie Saoudite et du Qatar côtés de l’opposition sunnites. L’intervention russe a radicalement changé l’équilibre des  forces en faveur du régime. Si Alep est libérée ce dernier paracheva son contrôle de la Syrie utile. Cette victoire et l’avancée des Kurdes dans le nord plus précaire le contrôle par « l’État islamique » de l’est du pays dont le sort  reste toutefois en suspens. Si Daech parvenait à s’y maintenir ainsi qu’à Mossoul, naitra de facto un sunnistan à cheval sur la Syrie et l’Irak remettant en question leur intégrité territoriale de ces deux pays. Même si Daech venait finalement à être vaincu,  la réunification de ces pays ne sera sans doute possible que par leur transformation en lâches  confédérations de cantons plus ou moins homogènes  sur le plan ethnique ou confessionnel. C’est d’ailleurs déjà le cas de l’Irak avec la région autonome kurde. Autonomie dont bénéficieront certainement les kurdes de Syrie.  Les chrétiens dont le nombre se réduit déjà comme peu de chagrin constituant quant à eux les victimes collatérales de ces développements. 
Sur le plan régional, le grand gagnant de l’évolution du conflit syrien est l’Iran dont l’influence s’exerce déjà en Irak, en Syrie  au Liban et au Yémen et le poids économique a été renforcé par la levée des sanctions. Les grands perdants sont la Turquie et l’Arabie Saoudite. Alors que la Turquie s’était érigée en modèle d’un État alliant islamisme modéré et démocratie, la dérive autoritaire du régime, le défi interne et externe que représente la question kurde, l’échec de son pari sur les Frères musulmans égyptiens et tunisiens, enfin l’intervention russe en Syrie, ont ruiné les ambitions néo ottomanes de M. Erdogan. Et la situation de l’Arabie Saoudite n’est  guère plus brillante avec la chute du prix du pétrole, son enlisement au Yémen, les dissensions au sein de la famille royale et un système politique anachronique. Les déboires de la Turquie et de l’Arabie Saoudite et l’hostilité à laquelle se heurte l’Iran de la part des pays sunnites font qu’aucun  pays de la région n’est en mesure de combler le vide de puissance créé par le désengagement partiel des Etats-Unis. La faiblesse économique de la Russie  l’empêche de bénéficier pleinement de son regain d’influence politique et militaire. Quand à la France, les errements de sa diplomatie, particulièrement concernant le dossier syrien, la mette pratiquement hors jeu.
Le Liban semble devoir échapper au sort tragique de ses voisins syrien et irakien. Mais la présence de plus d’un million de réfugiés syriens sur son sol   constitue une menace existentielle. Son système inclusif de partage confessionnel du pouvoir, malgré ses défauts et la paralysie qu’il génère, s’avère être plus résilient que leurs régimes autoritaires et représente sans doute le modèle de solution politique le plus approprié pour ces deux pays. Leur laïcité formelle n’ayant pas empêché par le passé la monopolisation du pouvoir par les alaouites en Syrie et les sunnites en Irak
Les conséquences désastreuses des interventions militaires des puissances occidentales en Irak et en Lybie font que, même si elles  en avaient les moyens et la volonté, il est hors de question qu’elles engagent des troupes au sol contre Daech. Et seules des forces comportant des combattants majoritairement sunnites peuvent lui être opposées. Mais même si  ce groupe venait à être vaincu militairement, cela ne résoudrait pas pour autant le problème du fanatisme et du terrorisme islamiste. Le combat contre le fléau du jihadisme se situe en effet moins sur les champs de bataille qu’au niveau  politique, idéologique et de la société.
C’est le cas en Europe et en France ou les derniers attentats  terroristes ont soulevés une immense émotion et suscité d’intenses débats notamment sur les rapports entre les communautés musulmane, juive et chrétienne. Sans parler des  écrits qui entretiennent un climat délétère comme celui d’Eric Zeimour. Ou des réactions de rejet face à l’afflux de migrants musulman qualifié par un député français de menace sur les fondements mêmes de la civilisation européenne. Lequel député semble oublier que c’est l’intervention franco-anglaise en Libye qui a contribué à ouvrir les vannes de l’immigration en provenance d’Afrique et à déstabiliser les pays du Sahel. La lutte contre le terrorisme islamiste implique de multiples  défis : trouver un équilibre entre sécurité et liberté. Pallier au sentiment d’exclusion des populations musulmanes  issues de l’immigration. Lutter contre la propagande islamiste sur les réseaux sociaux. Et favoriser l’éclosion d’un islam européen   en formant des prédicateurs locaux et en réglementant les financements étrangers des institutions musulmanes. De la manière dont l’Europe relèvera ces défis  dépendra en partie la réalisation ou non de la prophétie  du choc des civilisations. Il existe à ce propos deux modèles différents. Le modèle français de laïcité républicaine et le multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Alors que  la République française  ne reconnait que les individus et considère que le communautarisme est une idéologie pernicieuse, en Angleterre une loi interdisant le port du voile islamique dans les établissements publics serait impensable. Au nom des libertés, le communautarisme y est au contraire considéré comme un facteur de paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein de la société.Sans préjuger des mérites respectifs de ces deux modèles, il faut constater   que les pays européens rencontrent les mêmes difficultés à assurer l’intégration de d’une population musulmane en pleine croissance et qui n’hésite pas à revendiquer le respect de ses coutumes propres au lieu de s’adapter à celles de leurs pays d’accueil. Attitude qui suscite trois types de réactions. Soit un christianisme  identitaire  qui n’est pas incompatible avec la large déchristianisation de l’Europe et plus particulièrement de la France. Soit  un intégrisme laïc qui prétend interdire toute expression religieuse même chrétienne dans l’espace public. Soit enfin une posture  de soumission au nom du politiquement correct. 
C’est surtout au niveau du monde arabo musulman que se situe l’enjeu  principal de la lutte contre l’islamisme radical. Entreprise de longue halène qui a un double aspect politique et religieux. On a en effet affaire à deux crises qui se nourrissent mutuellement : La crise de l’islam, et la faillite d’un monde arabe miné par ses divisions, l’absence d’état de droit et de libertés, une affligeante régression culturelle et le bilan économique et social désastreux de régimes autoritaires et corrompus. 
Sur le plan religieux, même si les conflits actuels sont moins liés à tel ou tel verset du Coran qu’à des causes profanes, ils soulèvent le problème de la  réforme de l’islam. Il se heurte  toutefois à  l’absence d’une autorité religieuse supérieure au sein de l’islam sunnite, telle que celle des papes du concile de Trente (1545-1569) qui initièrent la Contre-réforme catholique. En dépit de l’impossibilité d’une véritable réforme de l’islam, et face à  l’obscurantisme wahhabite, nombre de clercs et d’intellectuels  musulmans libéraux appellent  du moins à  réinterpréter  le Coran et la jurisprudence, en harmonie avec la déclaration d'al-Azhar de 2012 de faire prévaloir la raison sur l’interprétation littérale des textes. Savoir si cela contribuera également à apaiser la querelle vieille de quatorze siècles entre chiites et sunnites est une autre question.  
Sur le plan politique les faux espoirs qu’ont fait naître le soi-disant printemps arabe n’incitent pas à l’optimiste. Malgré le contre exemple tunisien qui rencontre d’ailleurs des difficultés, le cas  de l’Égypte semble confirmer que les pays arabes  ne sont pas murs pour la democratie et que les régimes autoritaires  y sont le meilleur rempart contre l’islamisme. Constat  qui revient à mettre en cause autant l’arabisme que l’islam. La question n’étant pas seulement : «  qu’est-ce-que l’islam a fait des Arabes, mais qu’est-ce-que les Arabes ont fait de l’islam 

Ibrahim Tabet
Fevrier 2016