Dieu et César
État et
religion en Europe et en France
« Le
plus grand désastre qui soit arrivée à la chrétienté a peut-être
été
la conversion de Constantin, et l’immixtion, par la suite, de César dans les
affaires de Dieu,
et de
l’Église de Dieu dans les affaires de César »,
Arnold Toynbee
L’instauration
d’un prétendu califat et les projets de création d’État islamiques
nourris par divers mouvements islamistes ont renforcé l’idée que pouvoir
politique et religion sont décidemment inséparables dans l’islam. On oublie cependant le fait que cela a été longtemps le
cas au sein de l’Europe chrétienne.
Je me propose d’effectuer un rapide
survol historique de l’évolution des rapports entre l’État et la religion en Europe et en
France ; puis une brève analyse des systèmes de pouvoir en place aujourd’hui : de la laïcité à la française au confessionnalisme politique à la libanaise
qui constituent deux « idéaux-types » diamétralement opposés, en passant par le sécularisme à l’anglo-saxonne. J’aborderai enfin le
problème de la gestion de diversité
culturelle et religieuse et ethnique qui se fait de plus en plus pressant à l’heure du retour du religieux qualifié
par Giles Kepel de « revanche de
Dieu ».
Des liens historiques
Depuis
l’aube des civilisations, les religions ont représenté un fondement essentiel
structurant les systèmes politiques. Des dieux-rois
de l’Antiquité aux rois de droit divin de France, en passant par les
sultans-califes ottomans, « ombres de Dieu sur terre », la religion a
historiquement servi à légitimer les souverains et leurs lois jusqu’à l’époque
moderne. A Rome, les empereurs étaient
divinisés et le culte impérial était
mis au service de l’intégration des peuples de l’Empire. Et le Dieu des Juifs
est un Dieu national contrairement au
Dieu universel des chrétiens et
des musulmans.
Quand le christianisme devint la religion officielle de
l’Empire romain, la loi religieuse devint partie intégrante de l’ordre public
et de l’État. Pendant
des siècles, l’Europe chrétienne a connu une alliance indissoluble entre le
trône et l’autel. Religion et politique étaient
pensées comme indissociables, que ce soit sous la forme de la théologie
civile à Rome ou sous celle de l'augustinisme politique dans le Moyen Âge
chrétien. Immanentes l'une à l'autre ou dans un rapport de subordination, les
sphères politique et religieuse semblaient inextricablement nouées. C'est ce lien étroit que la philosophie moderne a
petit à petit défait. En jetant les bases théoriques d'un État souverain
débarrassé de toute tutelle théologique et de la sécularisation du droit, les idées des Lumières ébranlèrent l’ordre ancien. Puis
en affirmant la souveraineté du peuple, il
reviendra à la Révolution française de renforcer le tournant vers la démocratie
représentative amorcé en Angleterre dès le milieu du XVIIe siècle.
L’alliance « théologico-politique », entre le trône et l’autel fit
que, comme les bolcheviques après eux, les révolutionnaires français
entreprirent d’abattre à la fois le pouvoir monarchique et celui de l’Église. En
brisant cette alliance, ils ouvrirent la voie à la séparation
de l’Église et de l’État qui finit par s’imposer un
siècle plus tard en France et en Occident. Résultat obtenu de haute lutte
contre l’ordre établi et les forces réactionnaires.
Pouvoir
temporel et spirituel
Pour Max Weber « la vocation de domination
structurellement inhérente au pouvoir politique et au pouvoir religieux est une
source potentielle de conflits ouverts ou latents entre puissances politiques séculières et puissances
théocratiques. Qu’il s’agisse de lutte de pouvoir, de crise culturelle (Kulturkampf)
opposant les deux parties, ou bien de collision entre valeurs religieuses et
valeurs politiques.» Toutefois les intérêts respectifs du pouvoir
politique et du pouvoir politique peuvent aussi bien diverger que converger. C’est le cas de la
question du changement et des réformes. Tirant leur légitimité de prétendues
révélations divines, les dogmes
religieux, bien que contingents et ayant été édictés à des époques historiques dépassées par
le temps, l’évolution des mœurs ou les exigences de la vie moderne, sont en
principe intangibles, D’où le fait que les institutions religieuses soient sans
doute parmi les plus conservatrices. Cette caractéristique peut les amener,
soit à être en phase avec les aspirations de la société et le pouvoir politique
quand celui-ci est conservateur, soit à se heurter à lui quand il est révolutionnaire ou
réformateur.
Si
l’Église catholique a
longtemps été une force réactionnaire, c’est davantage le cas de l’islam. D’une part car à la
différence de l’Évangile,
le Coran et les hadiths du Prophète se sont attachés à réglementer la vie sociale
familiale et individuelle des musulmans et concernent également la politique. Et
de l’autre, car les portes de l’exégèse ont été fermées au XIe
siècle et Enfin car l’islam n’a jamais
été confronté à un mouvement de contestation aussi puissant que le
protestantisme, qui a contraint le catholicisme à s’engager sur la voie de la
Contre-réforme et de l’aggiornamento. Le conservatisme rigide inhérent à
l’islam fit par exemple qu’à partir de l’ère des Tanzimat (réformes), la Porte s’est constamment heurtée à la
résistance des ulémas. Et que c’est en brisant leur pouvoir que Mustapha Kemal
a pu imposer les siennes. A l’inverse, l’alliance entre le wahhabisme qui
rejette toute interprétation du Coran qui diffère du sens littéraliste et la
dynastie saoudite est un exemple type de convergence d’intérêt entre le pouvoir
politique et le pouvoir religieux.
En enjoignant ses disciples de
« rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », le Christ avait clairement établis une distinction entre
le politique et le religieux. Mais à Byzance le
pouvoir de « César » (le basileus),
était à la fois temporel et spirituel. «
Césaropapisme » dont se prévalaient également les premiers empereurs
d’Occident qui entendaient soumettre l’Église catholique à leur autorité. De son côté cette dernière affirmait la supériorité du pouvoir spirituel
sur le pouvoir temporel. Pendant des siècles, les hommes
de religion eurent infiniment plus d’influence politique au sein de la
chrétienté qu’au sein du monde musulman. La papauté médiévale était une
théocratie. Le pape régnait sur ses
propres États, et il en était
de même de plusieurs princes de l’Église catholique. Non contents de s’immiscer dans les affaires
intérieures des États
catholiques, les papes de la Renaissance furent aussi, comme Alexandre VI et
Jules II, des chefs politiques et de guerre. Mais aussi, heureusement, de
grands mécènes, comme pour se faire pardonner aux yeux de l’Histoire leurs
mœurs dissolues et leur goût immodéré des richesses matérielles. Dans la
société d’ordres de la France
d’Ancien régime, le clergé occupait la première place en termes de dignité
avant la noblesse et le tiers état. Jusqu’au XIXe siècle la
religion imprégnait autant les institutions et la vie de la société en Occident
qu’en Orient. C’est en France que la vague de sécularisation qui a gagné le
monde prit la tournure la plus radicale quand la Troisième République,
héritière de la Révolution mena une
véritable guerre contre la religion avant de voter en 1905 la loi de séparation
de l’Église et de l’État. Au sein d’un Occident « sorti du
religieux », et largement déchristianisé, il a longtemps
que la religion n’exerce plus le même pouvoir que par le passé. L’Église catholique se
consacre désormais essentiellement à sa mission spirituelle, morale et sociale.
Il n’en reste pas moins que le mini-État reconnu internationalement dont dispose le souverain pontife depuis
les accords de Latran donne à la diplomatie vaticane une forte audience
politique. Le rôle de Jean Paul II dans la dissolution de l’empire soviétique
constituant une réponse à la question de Staline : « le pape, combien
de divisions ? »
Le christianisme
des premiers siècles
Pendant
trois siècles le christianisme demeura une religion distincte de l’État romain et souvent persécuté par lui. Durant cette période de lutte, les
chrétiens se dotèrent d’une institution propre, l’Église, avec ses lois, ses tribunaux et sa hiérarchie. Puis leur
rapport s’inversa à partir de la conversion de Constantin. Se considérant comme un souverain universel, c’est lui
qui convoqua et présida le concile de Nicée en 325 pour condamner l’arianisme. A dater de ce concile, ce sont généralement les empereurs qui tranchent
entre les adeptes des différentes doctrines religieuses, ce qui montre à quel point l’Église triomphante des IVe
et Ve siècles est étroitement liée au pouvoir séculier en place. Il
appartiendra à Théodose Ier de faire en 381 du
christianisme la religion officielle
de l’Empire. C’en était fini de la tolérance dont avait fait preuve Constantin.
A partir de ce moment la société de l’Empire n’est plus censée être formée seulement de citoyens mais de fidèles.
Toute atteinte à l’Église devient une trahison
envers l’État. Et le principe du césaropapisme instauré par Constantin, c'est-à-dire la
réunion en la personne de l’empereur du pouvoir temporel et spirituel était
consacré
Byzance,
la sainte Russie et l’Eglise orthodoxe.
Dans l’Empire byzantin, les basileus,
se considérant comme égaux des apôtres (isapostolos)
et lieutenants de Dieu sur terre, furent en même temps les chefs de
l’Église. » Incarnant le dogme défini par le concile de
Chalcédoine en 451, leur autorité sur l’Église
orthodoxe fût renforcée par Justinien. « Dans
son esprit L’État c’est l’Église et l’Église
c’est l’État et tous deux
s’incarnent dans l’empereur [..] Ne pas lui obéir, c’est violer la loi
religieuse et commettre un sacrilège. »
Appuyée sur l’État,
l’Église deviendra très rapidement persécutrice. La religion
s’infiltre dans le droit privé,
réglementant les actes les plus importants de la vie civile. La loi divise les
hommes selon leur religion. Interdiction est faite aux personnes de religions
différentes de contracter mariage. C’est les prémices du régime communautaire
des sociétés orientales qui fut renforcé par l’institution ottomane des
millets. L’intransigeance
religieuse et culturelle de Byzance eut
de graves conséquences. L’orthodoxie fût troublée par de nombreuses crises dogmatiques dites
christologiques : arianisme, nestorianisme, monophysisme. Ces dernières
étant largement le reflet d’une réaction
culturelle et proto-nationale
sémitique contre
l’hellénisme.
En
Russie convertie au christianisme grec en 980, les rapports entre l’Église et l’État évoluent dans le sens d’une subordination
toujours plus forte du spirituel au temporel. Les théologiens d’Ivan III
(1453-1505) élaborèrent une théorie de
la monarchie de droit divin qui faisait du souverain russe le chef et le défenseur de la religion
orthodoxe. A partir du règne d’Ivan IV, les souverains russes prirent, le titre
de « tsar » qui signifie césar, marquant ainsi clairement leur
volonté de se situer dans la continuité de l’Empire romain. Leur empire se
voyait comme la troisième Rome dont le destin était de diriger le monde slave
et orthodoxe et rêvait de reconquérir la seconde Rome, c’est-à-dire
Constantinople. Le sentiment national en
formation repose désormais sur cette identité entre Russe et orthodoxie. Elle
fait aujourd’hui un retour en force
d’autant plus marqué qu’elle a été opprimée durant la parenthèse communiste.
La
chrétienté médiévale
Jusqu'à
la Renaissance la chrétienté a constitué
un facteur puissant d’unité par delà les frontières étatiques, les particularismes locaux, et les
différences ethniques et linguistiques entre les peuples européens. Durant des siècles l’identité religieuse
primait sur l’identité nationale inexistante à l’époque. Après la fin de l’empire
romain en 476, les Gallo-romains constituent l’immense majorité de la
population de la Gaule. Les envahisseurs francs vont devoir donc s’adapter. Le
pouvoir politique ayant disparu, ils s’associent avec la seule force structurée
qui subsiste : l’Église. Alors débute le long règne de cette dernière qui ne commencera à
s’estomper qu’à partir de la
Renaissance au XVIe siècle. Désormais le partage se fera entre l’Église et le roi, un
roi sacré par Dieu et disposant de pouvoir thaumaturges.
Comme Constantin, Clovis se convertit au christianisme par
opportunisme politique : « Dieu de Clotilde si tu me donne la
victoire, je me ferai chrétien ».
Longtemps
après la chute de Rome, le prestige de l’Empire romain était tel que le rêve de
Charlemagne fût de refonder l’Empire
romain d’Occident. Dans la vision de l’époque on imaginait le monde à l’image
des cieux. Un seul Dieu régnait au ciel, un seul empereur devait donc gouverner
le monde séculier et un seul pape l’Église universelle. L’Empire carolingien est inséparable de l’Église de Rome qui encourage sa
formation et entend bénéficier de sa protection. Charlemagne réalise à sa manière l’idéal de
saint Augustin d’une cité des hommes, préfigurant la cité de Dieu. A partir de
son règne et jusqu'à la fin du Moyen Âge, le caractère religieux
du pouvoir impérial était symbolisé par le sacre pontifical. Héritiers des
Césars, les empereurs d’Occident se faisaient d’abord couronner roi des
Romains, titre également porté par les successeurs désignés avant d’accélérer à
la dignité impériale. Cette tradition fût ressuscitée par Napoléon qui se couronna empereur en présence du pape et attribua à
son fils le titre de roi de Rome.
C’est
Pépin le Bref, proclamé roi des Francs en 751, qui créa en retour pour la
papauté les États
pontificaux qui perdureront jusqu’au XIXe siècle. A partir de ce
moment la figure de l’évêque de Rome s’affirme comme celle du chef d’un État alors que rien dans la
religion chrétienne ne le prédisposait à remplir cette fonction. Cette création
et l’accession du pape à la souveraineté sera loin d’être un bienfait. Et le
trône pontifical a été maintes fois occupé par des hommes ambitieux plus
préoccupés d’étendre leur pouvoir temporel que de remplir leur mission
spirituelle.
La
lutte du sacerdoce et de l’Empire
Le
Moyen Âge fût émaillé de luttes
d’influence entre les souverains et la papauté pour qui le pouvoir spirituel devait avoir la
primauté sur le pouvoir temporel. Selon la théorie clunisienne des deux glaives, développée au
XIe siècle le pape, vicaire de Dieu sur
terre, devait être le chef suprême de la
société humaine organisée pour son salut. Il devait donc disposer des deux
pouvoirs (les deux glaives), le spirituel entre ses mains et le temporel à ses ordres. De
leur coté les juristes et théologiens de l’empereur voyaient dans l’Empire la
cité de Dieu. Rien ne pouvait se faire sans l’empereur, moins encore contre
lui.
En 1059, Nicolas II, pape
clunisien, proclama que le choix du pape devait désormais être du ressort
exclusif des cardinaux. L’empereur perdait ses prérogatives ecclésiastiques.
Même dans leurs propres pays les souverains n’avaient plus le droit d’investir
les évêques. Cette décision entraîna ce qu’on appelle la « Querelle des
investitures ». Celle-ci est fondamentalement une lutte de pouvoir
politique qui tourne autour de deux questions principales : qui de
l’empereur ou du pape nomme les évêques ? Le pape a-t-il le droit de
déposer l’empereur ? Elle divise l’Italie et l’Empire entre guelfes,
partisans du pape, et gibelins, partisans de l’empereur. » Grégoire VII
élabore une doctrine selon laquelle dans la société chrétienne
« l’ordre laïque» n’a d’autre fonction que l’exécution des commandements
formulés par « l’ordre sacerdotal ». L’empereur Henri IV qui ne pouvait évidement pas accepter cette subordination envahit
les Etats de l’Eglise et fit nommer un antipape par un concile d’évêques
allemands. Mais il fût finalement obligé
en 1077 de s’humilier à Canossa pour implorer le pape de lever
l’excommunication prononcée contre lui. La
lutte entre le sacerdoce et l’Empire
prit une nouvelle ampleur avec Frédéric Barberousse et Fréderic II de Hohenstaufen
(1138-1268). Elle s’acheva par le triomphe provisoire de la papauté qui
les excommunia et souleva contre eux des coalitions militaires. Mais cet abus de pouvoir traduisit l’abime moral et spirituel dans lequel elle
était tombée au cours des deux cents ans écoulés. La papauté ne fût pas seulement en conflit avec les empereurs ; elle se heurta
également aux autres rois qu’elle prétendait soumettre à son autorité.
De
la Réforme au siècle des Lumières
La Réforme est née en réaction aux abus scandaleux de l’Église et de ses princes, au premier chef des
papes eux-mêmes. A partir de 1520, les idées de Martin Luther allaient définitivement
briser l’unité de l’Empire. A la paix d’Augsbourg (1555) mettant
provisoirement fin aux guerres de religion, un compromis entre catholiques et
luthériens est atteint : les sujets sont tenus d’adopter la religion de
leur prince, ce qui traduit une
conception singulière de la tolérance. Il faudra cependant attendre la fin de la guerre de
Trente ans (1618-1648) pour que ce principe de Cujus regio ejus religio soit celui de l’Europe. L’échec de Charles
Quint à instaurer un empire universel, la révolution intellectuelle représentée
par la Renaissance et l’affaiblissement de la papauté provoquée par la Réforme
protestante entrainèrent l’effondrement définitif du vieil idéal médiéval
d’universalité et d’unité de la chrétienté ». Significativement,
le mot « Europe » remplace progressivement dans le langage courant
celui de chrétienté. Prônée par
Machiavel la notion de raison d’État se substituera à celle de morale en politique
étrangère. Réforme et Contre-réforme ont
commencé de transformer, aidés en cela par les intérêts dynastiques des États
nationaux, ce qui fût la chrétienté européenne au Moyen Âge. Déjà l’Europe des États est la réalité majeure et l’Église n’a
plus le pouvoir qui fût le sien trois siècles plus tôt. Avec la pluralité des États souverains, il n’y a plus
d’ordre international avec un possible arbitre, le pape. Les guerres sont
désormais conçues comme des conflits sécularisés entre États. Sous le règne d’Henri III Jean
Bodin théorise en France en 1576
le concept d’État souverain qui ne reconnait aucune supériorité, ni celle
du pape, ni celle de l’empereur. Se posant en rival de l’idéal impérial, il
affirme sa souveraineté par la formule : « le roi est empereur en
son royaume ». Et, la création d’une
Église
nationale en Angleterre sous le règne d’Henri
VIII avait surtout pour but de faire cesser les
immiscions du Saint Siege dans les affaires du royaume.
Dans les pays protestants la Réforme renforça le pouvoir des
souverains, puisqu’ils n’étaient plus les serviteurs de l’Église. Tandis qu’en France l’absolutisme royal rogna
les ailes au pouvoir de l’Église. A
dater du règne de Philippe le Bel, les « rois très chrétiens » comme
se nomment les souverains français n’auront de cesse, de s’affranchir de la
tutelle de Rome. Le gallicanisme, doctrine religieuse et politique, vise à réduire
l'intervention du pape au seul
domaine spirituel, ne lui
reconnaissant pas de rôle dans le domaine temporel. Elle s’oppose à l’ultramontisme (la doctrine d’au-delà des montagnes, c’est-à-dire de Rome) qui prônait la supériorité du pape. Il s’agit aussi de soustraire l’Église de
France à l’autorité exclusive de Rome pour la soumettre au contrôle royal.
L’édit de Nantes promulgué par Henri IV à l’issue des guerres de religion
laissait entrevoir l’aube d’une nouvelle ère de tolérance. Mais il n’en fut rien et, sous le
règne de Louis XIV, l’absolutisme
se conjugue avec l’intolérance religieuse, comme en témoigne la révocation de
l’édit de Nantes ordonnant le bannissement des protestants francais.
Cependant
à la même époque, c'est-à-dire au XVIIe
siècle, Locke
élabora pour la première fois le concept moderne de séparation de l'Église
et de l'État. Et, avec Hobbes, la doctrine de la
souveraineté se développa comme conséquence de la séparation entre le divin et
l’humain. Au XVIIIe
siècle La Philosophie des Lumières entreprend de
libérer enfin l’homme des lianes étouffantes de l’obscurantisme
religieux. Figure emblématique des philosophes
des Lumières, le nom de Voltaire est attaché à son combat contre
« l’infâme », nom qu’il donna au
fanatisme religieux, et pour la tolérance et la liberté de penser et
d’expression. Le Contrat Social de Rousseau affirme les droits de l’individu par rapport à l’État. Tandis que l’Esprit des lois de Montesquieu prône la séparation des pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire . La philosophie des
Lumières inspirera dans la seconde moitie du XVIIIe siècle le
despotisme éclairé dont Fréderic de
Prusse est un des monarques les plus
représentatifs. Pour lui l’autorité royale n’est pas de droit divin et le
souverain est le premier serviteur de l’État
De la Révolution française à la séparation de l’Eglise et de l’Etat
En dénonçant l’alliance entre le trône et l’autel, les
idées des Lumières ont joué un rôle un important dans le déclanchement de la
Révolution française. En remplaçant le monarque de droit divin par la notion de
souveraineté de la nation, elle représenta un moment fondateur de la modernité
en Europe et acquit une portée universelle avec la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen. A travers l’Europe, les bouleversements provoqués par la
Révolution française et les guerres napoléoniennes ruinèrent l’influence de l’Église catholique sur les pouvoirs et la société. Mais
la notion moderne de la laïcité et de séparation de l’Église
et de l’État est étrangère aux révolutionnaires. Ils
n’imaginent pas qu’une nation puisse se passer d’une religion commune. Aussi visent-ils à soumettre l’Église à
l’État en votant la
constitution civile du clergé faisant des curés et des évêques des fonctionnaires devant prêter serment à
l’Etat. Puis, avec le culte de l’Etre
Suprême, Robespierre tentera de créer une religion révolutionnaire. L’échec de ces
tentatives pour substituer des cultes nouveaux au catholicisme amènera
finalement Bonaparte à signer un
concordat avec la papauté.
Il faudra attendre la fin du XIXe
siècle pour voir se généraliser en Europe la sécularisation du pouvoir
politique et du droit. Entre temps, en effet, à la suite de la chute de
l’Empire napoléonien, les monarchies traditionnelles initièrent un mouvement
réactionnaire contre les idées républicaines. En France la
Restauration, est le théâtre d’une réaction contre l’anticléricalisme révolutionnaire.
Le catholicisme est proclamé « religion de l’État ». La Charte de 1814 garantit néanmoins la
liberté de culte. « Pour le parti des dévots, et les Chevaliers de la foi,
Dieu a puni la France par la Révolution pour avoir trahi sa mission chrétienne
et avoir démoralisé l’Europe au temps des Lumières impies. » En Europe se forme la Sainte Alliance constituée des monarchies
autrichienne, russe et prussienne destinée à défendre le principe de légitimité
contre les prétentions des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Cette
coalition trouva un allié dans le Saint-Siège, surtout sous le
pontificat de Pie IX (1848-1878) qui apparaît
comme celui de l’intransigeance. Dans le contexte qui a conduit, à partir de
1859, à la disparition des États temporels du pape et à l’annexion de Rome comme capitale du
royaume d’Italie en 1870, il rompt avec
le libéralisme religieux, moral et politique de son temps. Dans le Syllabus des erreurs modernes, il
rejette à la fois la Réforme protestante, la philosophie des Lumières, l’État libéral, l’idée de
séparation de l’Église
et de l’État, le
socialisme, la morale naturelle et la
liberté absolue d’opinion et d’expression. Il réaffirme l’autorité du
Saint-Siège à l’égard des Églises nationales Et le premier concile du Vatican proclame le dogme de
l’infaillibilité pontificale lorsqu’il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsqu’il définit une doctrine sur la foi
ou la morale. Un changement de cap s’opère cependant lors du pontificat de Léon XIII qui
a inauguré, avec l’encyclique Rerum
novarum (1891), la doctrine sociale de l’Église et a conseillé aux catholiques français la
politique de ralliement à la République dont ils récusaient jusqu’alors
la légitimité. .
Le
catholicisme ayant choisi le camp de la Contre-révolution et les héritiers de
la Révolution ne pensant pas pouvoir en consolider
les acquis sans détruire l’Église, cette séparation s’est opérée en France dans une atmosphère de
guerre de religion. Les choses se sont passées autrement dans les pays qui
n’ont pas été directement touchés par les événements révolutionnaires. Ce fût en particulier le cas dans les pays protestants où l’anticléricalisme
n’avait pas de raison d’être. L’État ne se trouvant pas en présence d’un clergé organisé et dépendant
d’une autorité universelle comme le Saint-Siège. Et les Églises protestantes
étant, contrairement au catholicisme romain, en phase avec les tendances
libérales se faisant jour au XIXe siècle.
Sous
la Troisième République, la vie politique
a été marquée par une lutte entre deux courants séparant en gros
monarchistes catholiques et ultramontains d’une part, et républicains radicaux et anticléricaux de
l’autre. La pensée laïque se transforma en anticléricalisme militant, basculant
dans la volonté de détruire le catholicisme comme l’exprime le mot de
Gambetta : « Le cléricalisme voilà l’ennemi ! ».
L’anticléricalisme atteint son paroxysme
sous Emile Combes qui, poursuivant l’œuvre de Jules Ferry qui avait instauré l’enseignement primaire laïque
obligatoire, a fait fermer les écoles
religieuses en 1903 et interdit les
congrégations qui sont expulsées de l’Hexagone. Afin de « républicaniser
l’armée », les officiers catholiques sont fichés et leur avancement
entravé, provoquant un énorme scandale et la chute du gouvernement Combes. Votée en 1905
la loi de séparation de l’Église et de l’État est condamnée
par une encyclique du pape Pie X
qui demande aux catholiques français de lui résister. Cependant les relations entre l’État et l’Église finissent par s’appaiser à la faveur de l’union sacrée qui se
constitue à la veille de la Grande guerre.
L’élection
en 1919, pour la première fois depuis 1872, d’une majorité de droite et une
« Chambre bleu horizon », permettent le rétablissement des relations
diplomatiques entre la France et le Saint-Siège qui avait été rompues et le retour des
congrégations. L’Entre-deux-guerres
marque un approfondissement du clivage entre, d’un côté les radicaux et les
socialistes, et de l’autre les catholiques traditionalistes et anti
républicains qui voient dans leurs idées l’œuvre corrosive des juifs et des
francs-maçons. Des ligues de droite ont pour programme la restauration de
l’autorité de l’État
et sont fortement imprégnées de catholicisme social. C’est notamment le cas des
Croix-de-Fer et de l’Action française de Maurras dont les troupes de choc, les
Camelots du roi, sont royalistes. Son
« nationalisme intégral » et le « catholicisme intégral »
ont partie liée dans la guerre menée à la fois contre le modernisme, contre la
République, contre l’étranger. L’État français instauré par le maréchal
Pétain s’inspire largement des valeurs catholiques traditionnelles et réactionnaires.
Sa « révolution nationale » repose sur la formule « travail,
famille, patrie » qui rejoint la composante sociale de la doctrine
catholique de l’époque. Mais la Quatrième République restaurera le
principe de laïcité qui fonde le
pacte républicain et est censée garantir l’unité nationale.
La laïcité républicaine et l’islam
Avec la Constitution de 1958 instituant la
Cinquième République, la laïcité fonde désormais le pacte républicain et est
censée garantir l’unité nationale. Toutefois le général de Gaulle ne
craint pas de rappeler cette vérité
« La République est laïque, la France est chrétienne ». A partir des
années 1960, le principal défi posé au modèle républicain français est
l’intégration économique et sociale de la communauté musulmane et son
interférence avec le problème algérien. La grande majorité
des musulmans se comportent conformément aux lois et pratiques de la
République. Mais des études
font état d’un lien entre immigration et délinquance, tout en l’attribuant à la
pauvreté et à l’exclusion. De larges
franges de l’opinion s’inquiètent d’un éventuel danger, du moins culturel, lié
à l’islamisme, pour le pays. Inquiétude alimentée par la montée de l’islamisme radical
qui favorise la progression de l’extrême
droite représentée par le Front National. Se situant dans la ligne de la droite
catholique, il récupère le mythe de
Jeanne d’Arc, symbole d’une chrétienté luttant pour sa foi et sa patrie.
La question fait également débat au sein de la
droite modérée contrainte de tenir compte des craintes de son électorat ;
comme de la gauche, beaucoup plus libérale en matière d’immigration. Une des
réponses apportée à ce problème par le gouvernement a été la création en 2002
d’un Conseil français du culte musulman afin d'organiser une représentation des musulmans français.
Cela, bien que l'État français ne reconnaisse pas légalement les origines
ethniques et religieuses. En 2003, la commission Stasi, conclut que : « la grande majorité
des Français est attachée à la laïcité, « sur laquelle est fondée l’unité nationale, une valeur qui
rassemble, en même temps qu’un garant de la liberté individuelle ».
Mais ce constat ne peut cacher la crise que traverse le modèle
français face à la présence jugée envahissante de l’islam, ce qui est
d’ailleurs aussi le cas des autres pays européens.
L’affaire du voile à l’école
éclata à cette époque. S’en est suivi un débat dérapant parfois sur des
déclarations paraissant stigmatiser
les musulmans et perçues comme telles par les intéressés. Votée en mars 2004,
une loi interdit les « signes manifestant ostensiblement une appartenance
religieuse à l’école ». Face au problème de l’intégration des musulmans vivant en France, Nicolas Sarkozy
crée un ministère de l’immigration et de
l’identité nationale. Il s’agissait de substituer « un islam de France à
un islam en France ». Mais devant le peu de succès de cette politique et
afin de contrer la concurrence du Front National, opérant un revirement, il
lance, en janvier 2010, un débat sur l’identité nationale. Ayant entrainé une
polémique sur l’islam et des dérapages xénophobes, ce débat est toutefois
abandonné au bout de trois mois.
Sur un autre plan en 2013
le projet de loi sur la légalisation du « mariage pour tous »
provoque des manifestations monstres dans le pays, ce qui n’empêche pas la loi
d’être votée par la majorité socialiste au Sénat et à l’Assemblée nationale. Ce
sursaut ne doit pas masquer la déchristianisation du pays. Celle-ci s’accompagne
du réveil d’un laïcisme agressif qu’on peut qualifier de fondamentalisme laïc incriminant le fait religieux
en général de susciter de l’intolérance ». La France s’est ainsi employée, au
grand dam du pape, à refuser toute mention des racines chrétiennes
Laïcité et communautarisme
Alors
que la République française ne reconnait que les individus et considère
que le communautarisme est une idéologie pernicieuse, en Angleterre une loi interdisant le port du
voile islamique dans les établissements
publics serait impensable. Au nom des
libertés, le communautarisme y est au contraire considéré comme un facteur de
paix sociale favorisant le vivre-ensemble au sein de la société. Pour ses
défenseurs le modèle anglo-saxon de sécularisation est supposé se prêter mieux
au respect des valeurs religieuses et communautaires que la laïcité à la
française. Mais le modèle français de laïcité semble le plus à même, malgré les énormes difficultés qu’il
rencontre, à assurer l’intégration d’une population
musulmane en pleine croissance. Et le
Premier ministre britannique lui-même a
reconnu l’échec du modèle communautariste.
Cela dit la
radicalité du modèle français est une exception mondiale et les rapports entre l’Eglise et l’Etat dépendent
du contexte historique et socioculturel local. La séparation stricte Eglise/Etat est moins nette qu’en France dans les autres pays européens. Dans
la majorité d’entre eux l’Etat est neutre.
Certains, comme l’Allemagne, connaissent un régime de concordat. Et il
existe dans d’autres une religion officielle : le catholicisme en
Irlande ; l’orthodoxie en Grèce ; le luthérianisme au Danemark ;
et l’anglicanisme en Angleterre où le souverain est en même temps le chef de l’Église. Quant aux Etats-Unis ils se définissent comme une nation
de croyants. Et lors de son intronisation, le
président américain prête serment sur la Bible de respecter la
Constitution.
Dans les
pays multiethniques ou multi confessionnel, comme l’Ulster, la Bosnie ou le
Liban le système politique est souvent basé sur une répartition communautaire du pouvoir. L’État nation supporte souvent mal en effet le pluralisme des identités et
l’existence de minorités en son sein. Et il peut devenir une machine à
fabriquer de l’exclusion. Hannah Arendt considérait pour cette raison comme
dangereux dans le cas des États pluricommunautaires
un rapport majorité-minorité, lui préférant une forme fédérative dans laquelle
chaque communauté s’administre de manière autonome. C’est la
thèse défendue par ceux qui pensent que
le libanais système de fédération de
facto de communautés à base non territoriale est plus adapté à sa
structure multiconfessionnelle. D’autre pensent au contraire que l’institutionnalisation du confessionnalisme
politique entrave l’émergence d’une véritable citoyenneté et lui attribue tous
les maux dont est affligé le Liban. Cette question fait débat, mais il faut constater que la succession de crise qu’a
connu le pays remonte à l’adoption entre 1840 et 1860 d’un système confessionnel qui
ouvert la voie à la clientélisation des communautés libanaises et
aux ingérences étrangères dans les affaires du pays.
Ibrahim Tabet
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