Friday, September 15, 2017

Francophonie et mondialisation culturelle : le cas du Liban

Toute l’histoire du Liban, pays au confluent des civilisations est  placée sous le signe du multilinguisme et du multiculturalisme. En inventant l’alphabet pour les besoins de leurs  échanges matériels et immatériels  avec les peuples de l’ancien monde,  les   Phéniciens furent en quelque sorte des précurseurs d’une mondialisation culturelle avant la lettre.  Aujourd’hui cette mondialisation se traduit par la diffusion planétaire de l’anglais et des   produits de la culture de masse américaine que mon ami et ancien associé Jacques Séguéla qualifiait de coca-colonisation culturelle.  Le Liban ne pouvait évidemment y échapper.    Comme  partout ailleurs l’anglais tend à  y devenir  la langue des affaires.  De même que par exemple les  noms des banques locales et des enseignes de magasins ont été anglicisés.  Que l’anglais  ait envahi   les  affiches publicitaires.   Ou encore que la baie du Saint- Georges ait  été rebaptisée  « Zaitouna bay » ;  atteinte regrettable à  mes yeux  au patrimoine culturel de Beyrouth. Cela dit, bien que le taux d’utilisation de l’anglais  ait sensiblement augmenté,  cette progression s’est moins faite au détriment qu’en complément  de la langue de Molière.  Et alors que  pour la majorité des libanais qui le pratiquent, l’anglais a surtout une fonction utilitaire, le français le français est à la foi  une langue de communication et de culture, qui peut avoir une portée identitaire.  Pour le père Selim Abou ancien recteur de l’USJ : «  les Libanais peuvent être trilingues. Mais ce qui a contribué à forger leur identité nationale, c’est le français dans sa conjonction étroite avec l’arabe. Aux côtés de l’arabe, langue nationale du pays, le français est vécu non seulement comme une langue de communication, mais comme une langue de formation et de culture à  portée identitaire. »   La  francophonie  devient ainsi pour  beaucoup  de libanais francophones  à  la fois un  des fondements  de la spécificité du Liban   par rapport à  son  environnement régional et un moyen d’affirmation de leur rejet de l’uniformisation culturelle que tend a favoriser la mondialisation. Autres signes encourageants : Le succès Le salon du livre français de Beyrouth, ne se dément pas.  L’édition locale de livres en français est en progression. Et la liste des auteurs libanais ou d’origine libanaise francophones s’enrichit chaque année de nouveaux noms. Cette vitalité et e de l’attachement des Libanais à la francophonie témoignent t de son enracinement au Liban.  Il  n’y a donc  aucun  risque que le français  ne connaisse un jour le même sort qu’en Égypte  qui comptait-il y a une génération à peine, un nombre important de francophones.

Ibrahim Tabet : Mot d’introduction à  la conférence du professeur Denis Fadda à  l’Institut français de Beyrouth  le 11 septembre 2017    

Thursday, September 14, 2017

Forum de l’Association pour la sauvegarde de Tyr. 8-10 septembre 2017
Intervention d’Ibrahim Tabet : « Le commerce véhicule de paix, route de dialogue et d’échange en Méditerranée. »  
Je remercie   l’Association pour la sauvegarde de Tyr et la  Ligue des cités  cananéennes, phéniciennes et puniques  de m’avoir  fait l’insigne honneur  de m’inviter à   figurer parmi les intervenants   à  ce forum.  Le titre donne à   mon intervention   par les  organisateurs  est : «  Le commerce véhicule de paix, route de dialogue et d’échange en Méditerranée ». Il est  légitime de se demander  si  cela a été toujours le cas,  et si  le commerce ne peut pas  être à la fois un facteur de paix ou de conflit. De paix comme c’est le cas  du  processus  de  construction  de l’Union européenne  qui a  débuté modestement par l’instauration d’une coopération dans le domaine du charbon et de l’acier  puis d’un  Marché  commun,  créant ainsi une communauté d’intérêts  entre  ses  membres.  Ou  aussi de conflits,  comme le souligne  Georges Corm dans son ouvrage : «  La Méditerranée espace de conflit, espace de rêve ». Autre   question : celle de l’effet supposé de  la  libération des  échange  sur la réduction des  écarts   de richesses   entre  pays du nord et du sud de la Méditerranée ;  alors  que, paradoxalement,  c’est  surtout en Occident que se sont manifestés  dernièrement des  mouvements alliant appels au  protectionnisme et au  repli identitaire.
On ne peut traiter  ce sujet sans évoquer   Montesquieu et Fernand Braudel.  Pour Montesquieu qui a développé le paradigme  du « doux commerce », l’effet du commerce, entendu dans son sens matériel et immatériel, est d’adoucir les mœurs et de porter à la paix. Dans le livre qu’il a consacré  à   l’histoire du commerce,   qui est pour lui celle de la communication entre les peuples, il affirme qu’en multipliant les voyages et dons les échanges, il favorise la tolérance.  Il est d’ailleurs symptomatique que certains traités   commerciaux aient été dénommés « traités d’amitié de commerce et de navigation ».
Braudel  a  développé  le concept d’économie-monde en lien avec l’espace géographique, culturel et économique constitué autour de la mer Méditerranée. Il  a fait  de l’espace méditerranéen  l’acteur principal de ses  ouvrages : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Et :   Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe –XIIIe siècles.  C’est une géohistoire qui  met l’accent sur le temps long et privilégie  la vie économique, l’organisation sociale et la psychologie collective au détriment des événements politiques. Elle  montre entre autres,  l’influence déterminante du milieu sur les échanges matériels et immatériels.  Et  que s’il  existe  de  grandes différence  entre les  modes de vie et de penser propres aux civilisations européenne  et musulmane, celles–ci  ont   été une source d’enrichissement culturel réciproque.
Après un survol  historique je me propose  de dresser un bref état  des lieux actuel des échanges  économiques et culturels entre  les pays et les peuples riverains de la Méditerranée et de mentionner les initiatives européennes  afin de les promouvoir. J’aborderai enfin  la question  de savoir   dans quelle mesure   ces échanges peuvent  aujourd’hui favoriser de dialogue  des  cultures et le vivre ensemble autour de la Méditerranée.
Un  rapide panorama  historique   
 Berceau  de grandes  civilisations,  l’espace méditerranéen   a longtemps occupé une place centrale dans l’histoire de l’humanité. De tout temps, la Méditerranée  a été un  trait d’union  entre les peuples et  créé  un environnement propice au développement de  la  culture  et du  commerce qui  était    bien plus rapide et économique  par voie de mer que de terre ;  avantage qui fut  aussi  une des causes  des batailles navales   visant  à s’assurer la maitrise  de la  mer  dont elle a  été le théâtre.   
Il est inutile de rappeler aux éminents spécialistes  de l’histoire de la Phénicie et de Carthage le rôle  pionnier joué   par les marchands- navigateurs phéniciens dans le commerce  méditerranéen.  Ceux-ci furent  les premiers à essaimer des comptoirs marchands   le long des côtes  de la Méditerranée, bien avant les Grecs  qui ne le concurrenceront  qu’à  partir  du VIIème  siècle. Il semble que  de même  que l’invention de l’écriture par  les Sumériens fut   due à des  besoins comptables,  la création  du premier alphabet par les Phéniciens  fut  en grande partie motivée par les besoins de communications  donc de dialogue  générés  par le commerce. Carthage  qui   exploite à son grand profit sa situation stratégique au confluent des deux bassins de la mer intérieure  prend de relai  des cités phéniciennes. A la différence  de  la colonisation pacifique  pratiquée pas ces dernières, la sienne  prend   une tournure conquérante  ce qui finit par l’entraîner  dans  une lutte à  mort   avec Rome pour la suprématie en Méditerranée  occidentale. La  rivalité commerciale entre Carthage et Rome  a été  l’une des causes  des trois guerres puniques. Après  que Rome eut  fait de la « Mare nostum »  un lac romain, la « pax romana »  permit  une intensification des échanges  commerciaux sur tout le pourtour méditerranéen. Echanges  qui furent  également  favorisés   par   l’appartenance des peuples de l’Empire à une même civilisation.   Les invasions  barbares anéantirent presque le commerce dans ce qui fut l’Empire Romain d’Occident. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’Europe occidentale rattrapa  le niveau de développement qui était le sien  du temps de l’Empire romain. Cependant le commerce resta florissant dans l’Empire byzantin.  
Le haut  Moyen-âge ouvre  une  nouvelle étape  dans l’histoire   de la Méditerranée  devenue  l’arène   d’une  confrontation entre  le monde musulman et l’Europe  qui ne casse  toutefois pas   le flux des échanges  entre ses rives nord et sud.  Ainsi,  après la conquête islamique, les échanges commerciaux connaissent de nouveau un développement considérable en Méditerranée  principalement contrôlés par les marchands musulmans   L’Andalousie et la Sicile deviennent des foyers de brassage des peuples et des idées par l’intermédiaire desquels  l’Occident redécouvre les  œuvres de l’Antiquité traduites et commentées en arabe. Au Xe siècle, avec l’établissement du califat fatimide, une  partie du trafic oriental qui passait par le golfe Persique est détournée vers les ports de la mer Rouge, acheminée par caravanes jusqu’au Nil et par le fleuve jusqu’au Caire puis  Alexandrie. Celle-ci  devient un port incontournable pour les  échanges avec l’Europe et,  plus tard,   une  ville  emblématique  de ce cosmopolitisme levantin, aujourd’hui défunt, célébré  par le roman  de Laurence Durrel.

À partir du XIIe siècle, l’Occident pèse d’un poids nouveau dans le commerce en Méditerranée. Les flottes de Pise,  de Gênes  et surtout de Venise s’imposent progressivement dans le commerce oriental. Cette dernière  s’assure du  monopole du commerce lucratif des épices et draine l’essentiel des ressources de l’Orient en Occident qui débarquent en son port  pour être acheminées vers diverses destinations. Elle  construit un véritable empire colonial en Méditerranée en multipliant les établissements commerciaux.  Qui dit commerce dit  besoin de communiquer, ce qui contribue  à faire, à  l’époque,  de l’italien la « lingua franca »  en Méditerranée orientale. 
À  partir de la Renaissance, un décalage se produit progressivement entre l’Europe et l’Empire ottoman en matière de modernité culturelle  et de développement économique.  Au XVIe siècle la  Capitulation signée    entre François Ier et Soliman le Magnifique,  qui sera renouvelée  et étendue aux autres ressortissants européens,   accorde   aux Français le droit de commercer  librement dans tout  l’Empire,  ce qui fit la fortune de leurs échanges avec les Echelles du Levant. Ce nom  est donné  aux établissements  européens  installés dans les  ports  et villes  de l'Empire ottoman où  ils  pouvaient se livrer au commerce d'importation et d'exportation. Ce traité   marque l’aube de l’inversion définitive des termes des  échanges, non seulement commerciaux mais culturels  entre l’Occident et l’Orient méditerranéens.  Les marchandises  européennes détrônent progressivement les productions locales. Et, alors qu’au   Moyen Age la civilisation musulmane était plus avancée  que celle de  l’Europe occidentale   et que la pensée européenne avait été fertilisée par la philosophie arabe, c’est désormais les idées et les techniques européennes dont s’inspirent  les  élites ottomanes et arabes dans leur quête de modernité.   
L’ouverture de la route du Cap par les Portugais puis la découverte du Nouveau Monde,  marquent   le début de la marginalisation de l’espace méditerranée qui perd progressivement son rôle pivot  dans le commerce international.  Le déplacement du centre du monde de la mer intérieure à   l’océan Atlantique   entraîne  le  déclin  des cités-états  maritimes italiens  au profit des   grands Etats européens : l’Espagne, puis  la France et  l’Angleterre  qui se disputent  la suprématie en Méditerranée. Puissance non méditerranée,  cette dernière finira par en contrôler les accès à Gibraltar et à  Suez.  Tandis  que  Londres détrône Venise puis Amsterdam de leur statut  de pôles d’une économie  désormais mondialisée.    Au XIXe siècle  les progrès de la navigation  à vapeur entraînent  un accoisement des échanges  entre l’Europe, l’Afrique  du Nord et le Levant. Au Levant ceux-ci  profitent  aux négociants locaux  qui  forment une nouvelle bourgeoisie qui  ne tarde  pas à s’occidentaliser.   
La révolution industrielle et le développement du capitalisme ouvrent   une nouvelle phase dans l’impérialisme européen qui, comme  celui des autres empires à travers l’histoire,  a été  largement motivé  par des considérations  économiques.   Il s’agissait  alors d’ouvrir de nouveaux marchés servant à la fois de débouchés aux exportations  de produits manufacturés européens et de sources de matières premières. Les milieux d’affaires  soutiennent   les partis colonialistes  et exercent  une grande influence sur les décisions  politiques.  C’est le cas  par exemple des Chambres de Commerce de Marseille et de Lyon qui, à la veille de la Première guerre mondiale,  appuient les revendications du gouvernement  français sur la Syrie géographique  où   leurs intérêts économiques sont considérables.   Contrairement aux cas de  colonisation directe,   l’action des puissances européennes  dans l’Empire ottoman   et ses provinces correspond au concept de politique d’influence combinant les dimensions, économique  et culturelle. La France en particulier fait de la diplomatie culturelle (puissance douce) et  de la diffusion de la langue française  un de ses principaux vecteurs d’influence.
Cette corrélation entre partage de la langue, proximité culturelle,  et échanges économiques est illustrée    par le cas  du  Liban où  ceux-ci ont été favorisés  par l’enracinement de la francophonie dans le pays  à partir des années 1830. L’amitié entre la France et le Liban  s’est  encore manifestée  par  le rôle moteur  de la France dans   l’aide  à la reconstruction du pays  à  travers les conférences Paris I, II et III et son intégration depuis 1999 dans  la zone de solidarité prioritaire définie par le gouvernement français.
Où   en est-on  aujourd’hui ?
Alors que les riverains  de la « mare nostrum »  romaine faisaient partie d’une même civilisation, elle  est de nouveau   le théâtre  d’un  clivage  entre sa  rive nord et ses  rives sud et est. Malgré les nombreux appels en faveur du vivre ensemble,  l’actualité  pourrait malheureusement donner raison à la prophétie auto réalisatrice du choc des civilisations. Beaucoup d’Européens voient surtout  la Méditerranée comme une voie de passage de flux migratoires indésirables  menaçant sa  culture, ses valeurs et sa sécurité. Tandis que la montée de l’islamisme radical  se traduit par un regain d’anti occidentalisme de la part d’une partie des musulmans
                                                                                                                                     
Les  forums de dialogue interculturel ou interreligieux et les initiatives visant à combler ce fossé d’incompréhension et à promouvoir la coopération entre pays riverains de la Méditerranées, qu’elle soit de  nature  culturelle,  politique, ou économique,  n’ont pas manqué, quoique sans grand effet. Signalons entre autres  la conférence donnée en 2013 à l’Institut du monde arabe au cours de laquelle  Edgar Morin a lancé  un cri d’alarme face aux replis identitaires dans les pays méditerranéens: « La Méditerranée s’efface comme facteur commun. Pourrons-nous sauver la Méditerranée ? Pourrons nous restaurer, mieux, développer sa fonction communicatrice ? Pourrons-nous remettre en activité cette mer d’échanges, de rencontres, ce creuset et ce bouillon de culture, cette machine à fabriquer de la civilisation ? ».

Au niveau économique, le commerce entre pays riverains de la Méditerranée    est très asymétrique,  les exportations de marchandise  des pays européens représentant 10 fois celle des pays en développement hors pétrole.   Il s’agit surtout d’échanges Nord-Sud, les échanges transversaux sud-sud  étant faibles du fait du peu de complémentarité des   économies des  pays arabes et de leur faible intégration. C’est surtout la Turquie   du fait de son union douanière avec  l’Union Européenne, ainsi que les pays du Maghreb,  notamment le Maroc et la Tunisie,  qui bénéficient davantage des accords de sous-traitance et des délocalisations d’entreprises européennes ; sans  parler du tourisme qui  outre son impact économique, est un facteur de rapprochement humain entre Européens et autochtones.  
La  principale  initiative de partenariat euro-méditerranéen  est  le processus de Barcelone aussi appelé Euromed engagé en 1995  qui visait à instaurer une zone euro-méditerranéenne de paix, de stabilité et de sécurité. L’enjeu était de refaire de la Méditerranée un espace intégré  économiquement au-delà de ses divisions politiques et de son hétérogénéité culturelle et religieuse. Des accords d’associations  prévoyant une libéralisation des échanges  furent effectivement signés entre l’UE et  huit pays du sud de la Méditerranée. Mais  le bilan de ce processus fut  très mitigé, ce qui   suscita le  projet  politiquement plus ambitieux d’Union pour la Méditerranée, lancé en 2008 par Nicolas Sarkozy qui voulait  initialement l’appeler « Union de la Méditerranée » et y inclure uniquement les pays riverains.  Malgré le  fait  que  sa mission et ses objectifs initiaux,  notamment la création d’une zone de libre échange entre l’Union Européenne  et les pays du sud de la Méditerranée, aient été revus à  la baisse,  il a été  définitivement enterré à  la suite des  « printemps arabes ». Cela dit son échec est  également au  fait que les pays du nord et de l’est de l’Union Européenne qui y ont été associés sur l’insistance de l’Allemagne n’y voyaient pas le même intérêt que la France qui en avait pris l’initiative, l’Italie ou l’Espagne.

Conclusion

Malgré la prise de conscience de toutes les parties prenantes de l’ampleur de la crise,  aucune tentative sérieuse de relance de la coopération méditerranéenne et euro-arabe n’a été engagée depuis les « printemps arabes ». La responsabilité de réduire les foyers de tensions et d’affrontements pour assurer la stabilité et la sécurité dans l’espace méditerranéen et euro-arabe appartient certes d’abord aux Etats. Mais sans implication de la société civile, les politiques décidées « par le haut » ne peuvent qu’avoir un effet limité. L’absence de dialogue et d’implication de la société civile fut d’ailleurs l’une des raisons des échecs du Processus de Barcelone et de l’Union pour la Méditerranée. C’est pourquoi il faut saluer des initiatives  comme celle de la création de la Ligue des cités  cananéennes, phéniciennes et puniques qui peuvent  apporter une contribution dans ce sens.

Merci


Ibrahim Tabet