Vers une nouvelle « formule libanaise »
?
Lors de
l’accession du Liban à l’indépendance en 1943, les chrétiens avaient renoncé à la
protection française et les musulmans à l’union avec la Syrie. Ce pacte communautaire non écrit conclu entre
le maronite Béchara el-Khoury et le sunnite Ryad el-Solh, aussi appelé « formule
libanaise » avait fait dire à Georges Naccache que « deux négations ne font pas une
nation. » Les communautés religieuses libanaises ont chacune sa propre identité
culturelle et politique qui a évolué
avec le temps, Et chacune d’elles a sa propre vision de la vocation du pays et
ses propres parrains étrangers, Ces différences priment sur les conflits de classe et le clivage
gauche-droite et structurent la vie politique libanaise, surtout dominée par
une lutte de pouvoir et des alliances de circonstances entre les partis
politiques confessionnel. Les sunnites qui étaient partisans du nationalisme
arabe et de l’union avec la Syrie sont naturellement tournés vers les
puissances sunnites : autrefois l’Egypte, maintenant l’Arabie Saoudite. Tandis
que les chiites, marginalisés en 1943 et
traditionnellement plus « libanistes » que les sunnites, car minoritaire au sein de l’ilam, ils regardent vers l’Iran. Quant aux chrétiens, ils sont de tout temps tournés vers l’Occident et ont été les plus
farouchement attachés à l’indépendance du Liban. La plupart des maronites ont de plus le sentiment
d’avoir une identité spécifique par rapport à leur environnement arabo-musulman.
Ce sentiment s’appuie sur quatre
paramètres. La différence de religion.
Une lecture propre de l’histoire du Liban, plus particulièrement de la Montagne
libanaise qui, de
l’émirat à la Moutasarrifya a joui
d’une autonomie relative au sein
de l’Empire ottoman, alors que le reste
du Levant, notamment la Syrie, était
gouvernée directement par la Porte.
Argument qui ne saurait évidemment s’appliquer à la côte qui
relevait des vilayets de Tripoli et de
Saïda, puis de Beyrouth. Enfin le « phénicanisme » idéologie
faisant remonter l’origine mythique du
Liban à la Phénicie en dépit
de la fin de sa civilisation et de son hellénisation partielle au
IVe siècle avant Jésus
Christ et surtout
de treize siècles d’arabisation.
Enfin le pluralisme culturel libanais
et en particulier sa dimension
francophone qui fait sa spécificité par rapport à son environnement. Si les
sunnites n’ont évidemment pas la même perception de l’histoire et de l’identité du Liban, la nature dictatoriale du régime syrien dominé par un clan alaouite ne peut que
renforcer leur attachement à l’entité
libanaise et achever de couper leur
lien ombilical avec la Syrie.
Depuis la fin de la guerre libanaise en 1990 et l’éclatement de la guerre en Syrie en 2011. l’on peut observer certains changements sensibles au
niveau du rapport des communautés libanaises entre elles, à celui
des perceptions qu’elles ont de leurs identités respectives ainsi qu’ à
celui de leur vision concernant l’avenir du pays. Trois tendances lourdes ont vu le jour à ces
niveaux : Premièrement un ralliement de la majorité
des maronites, les plus réticents à cet
égard, à l’arabité du Liban, auquel fait
pendant une libanisation des musulmans.
C’est le cas en particulier des sunnites
ayant depuis longtemps renoncé au rêve
d’unité arabe et devenus hostiles au régime syrien. En
second lieu et plus récemment la naissance d’un clivage sunnite-chiite. Enfin l’exacerbation des crispations
identitaires phénomène d’ailleurs mondial. Mais y a toutefois peu de risque que cette
crispation remettre en question l’entité libanaise ou provoque un nouveau conflit confessionnel
au vu des dures leçons de la guerre de
quinze ans.
L’inquiétude
des chrétiens a cependant été ravivée par les ambitions hégémoniques du Hezbollah
et la montée d’un islamisme sunnite radical jugé encore plus dangereux que l’intégrisme chiite. Ce facteur explique l’adhésion de certains
chrétiens à la thèse de l’alliance des
minorités (chrétienne, chiite, alaouite et druze). Et il est l’une des raisons
de l’alliance du CPL avec le Hezbollah qui se pose en rempart face à la menace des jihadistes
sunnites. Mais l’autre raison ayant motivé cette alliance est la soif du pouvoir du fondateur du CPL,
le général Aoun,
qui a conclu un pacte faustien avec le « Parti de Dieu » consistant à lui assurer une couverture chrétienne en échange de son
appui pour accéder à la présidence de la
République.
La
nature transcommunautaire du soulèvement du 17 octobre
2019 a pu laisser croire à un dépassement de ces divisions. Mais le 25 mai 2020 la
déclaration d’un dignitaire religieux chiite a
fait l’effet d’une bombe au Liban<. Dans son « homélie »,
cheikh Kabalan a enterré la formule libanaise de 1943 et conséquemment de l’accord
de Taëf signifiant par là que les chiites ne veulent plus du système politique en vigueur.
A savoir le partage à égalité des sièges parlementaires entre chrétiens et
musulmans remplacé par la formule des trois tiers et l’attribution exclusive des deux têtes du
pouvoir exécutif aux maronites et aux sunnites et entendent changer la Constitution. Si « Deux négations ne font pas une
nation ». A plus forte raison
trois ! Il est clair qu’il existe aujourd’hui une vision
chiite de l’identité du Liban opposée à la fois à celle
des communautés chrétienne et sunnite, lesquelles ne sont ni
semblables ni unifiées ;
et que le clivage sunnite –
chiite est plus profond que l’ancienne opposition entre chrétiens et
musulmans. Ces contradictions, cette déclaration et les ambitions hégémoniques du Hezbollah
ne peuvent qu’entrainer d’importantes conséquences
politiques difficiles à prévoir. On peut
néanmoins s’attendre à une
reconfiguration et à un
réalignement des alliances
politiques, s’agissant notamment des partis chrétiens les plus divisés.
Face à
l’intention prêtée à la communauté chiite de remettre en question la
Constitution et à la présence de deux millions de réfugiés syriens et
palestiniens au Liban, beaucoup de chrétiens pensent que seule une fédération à
la Suisse, peut leur éviter de subir le statut des Coptes, voire pire, le sort
des chrétiens d'Irak, et garantir la pérennité de leur présence au Liban. Mais
il est douteux que cela mène à une meilleure gouvernance. Et la perspective
d’un canton chrétien gouverné par des leaders de l’acabit de ceux qui l’ont
fait depuis trente ans n’est guerre séduisante. Une formule moins controversée, prévue d’ailleurs par
l’accord de Taëf est le bicamérismes avec une chambre basse élue sur une
base non confessionnelle et un Sénat représentatif des communautés, assortis
d’une décentralisation administrative.