Europe 1618-1648, Moyen-Orient 1980-2018
Depuis la guerre
irako-iranienne (1980-1988) les conflits au Moyen-Orient rappellent par certains aspects la guerre de Trente ans
(1618-1648). Impliquant toutes les
puissances européennes à l’exception de l’Angleterre et de la Russie, elle
s’est déroulée en Europe centrale, en Flandre en Italie du Nord et en Espagne. Opposant
Protestants et catholiques, elle a ravagé l’Allemagne et s’est combinée au conflit
plus ancien entre l’Espagne et les Province-Unis. Elle a été déclenchée par le
soulèvement des Protestants tchèques de
Bohême contre la politique discriminatoire de Ferdinand II de Habsbourg,
souverain du Saint-Empire Romain-germanique. Ce fut la fameuse défenestration
de Prague, suivie d’une répression
brutale semblable à celle des manifestations - certes en partie manipulées de l’extérieur - contre le régime syrien. Le conflit se propagea rapidement à toute l’Allemagne et fut marqué par des atrocités et des
massacres indicibles de part et d’autre, lot commun des guerres de religion. Les exactions sont nombreuses, même si elles n’ont pas été filmées comme les horribles égorgements
rituels commis par Daech : tortures, exterminations en masse d’innocents,
viols, assassinats, etc. Des épisodes comme ceux du sac de Magdebourg ou les
atrocités commises au Palatinat et en
Franche-Comté marquent les
esprits pour des décennies, et restent dans la mémoire collective pendant plus
d’un siècle, alimentant un cycle infernal de représailles et de vengeance. Le
conflit entraîna l’intervention de plusieurs Etats étrangers : l’Espagne aux
côtés des Habsbourg d’Autriche, bras armé de la Contre-réforme catholique, le
Danemark et la Suède luthériens, ainsi que la France catholique aux côtés des
princes protestants allemands. Bien que combattant les huguenots sur son propre
sol, la France était prise en étau entre les Habsbourg de Madrid et de Vienne, d’où
ce choix, dicté par la realpolitik de Richelieu et de Mazarin. Avant
d’intervenir militairement dans le conflit, elle s’était contentée, au début, d’appuyer
financièrement les ennemis de l’empereur,
comme l’ont fait le Qatar et l’Arabie Saoudite pour les ennemis de Bachar el
Assad.
La guerre a connu trois phases. La première (1618-1620)), marquée par la
victoire des troupes impériales à
la bataille de la Montagne Blanche, voit
l’écrasement de la Bohème qui devient la propriété personnelle des Habsbourg de
Vienne. La deuxième (1620-1635) voit l’intervention
armée du Danemark et de la Suède en
faveur du camp protestant, tandis que l’Espagne relance la guerre contre les
Provinces-Unies. De 1935 à 1948, la France intervient militairement dans le conflit contre les
troupes impériales et déclare la guerre à l’Espagne, dont elle défait les troupes à la bataille de Rocroi (1643). Cette intervention directe, comme celle de la
Russie en Syrie en 2015, renverse le
rapport des forces sur le terrain et entame la puissance de l’Espagne et du Saint-Empire.
Les conséquences politico-religieuses de la
guerre furent profondes en Europe. Elle consacra le principe du « cujus
regio ejus religio » institué par le traité d’Augsbourg (1555) en vertu duquel les
sujets sont tenus d’adopter la religion de leur prince. Ce principe avait débouché sur une
relative homogénéisation religieuse des Etats européens qui se traduisit par
des expulsions comme celle des huguenots
de France, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes et des exodes de
populations allogènes voire des épurations ethnico-religieuse. Les traités de
Westphalie qui mirent fin à la guerre, le 24 octobre 1648, consacrèrent la division religieuse de
l’Allemagne, son émiettement politique et l’affaiblissement du pouvoir impérial
et mirent également fin à la guerre opposant l’Espagne et les Provinces-Unies
depuis 80 ans. Ils profitèrent surtout à la France de Louis XIV dont ils
consacrèrent la prépondérance pendant trois-quarts de siècle en Europe. Enfin
ils donnèrent naissance au concept d’Etat moderne, jouissant du monopole de la
force armée sur son territoire et disposant d’une armée nationale, et jetèrent
les bases d’un système nouveau de relations internationales fondé sur la
pluralité des Etats souverains.
Comme lors de la guerre de Trente ans, les conflits en Irak, en Syrie et
au Yémen ont revêtu des dimensions à la
fois politiques et confessionnelles, civiles et internationales ; ont été
le théâtre d’affrontement direct ou par procuration d’armées régulières et de milices
souvent mercenaires ; et ont entraîné des épurations ethniques ou confessionnelles,
marquées par les mêmes atrocités. C’est le cas de
l’engrenage qui a mené de la guerre irako-iranienne à la guerre civile sunnite-chiite
et à celle contre Daech, en passant par la désastreuse invasion américaine de
2003 et la tentation avortée de séparatisme kurde. C’est le cas aussi du conflit syrien dont l’internationalisation
est plus marquée. S’inscrivant dans le cadre de la volonté des adversaires du régime
de briser l’axe chiite allant de Téhéran
au sud-Liban, en passant par Bagdad et Damas, il a très rapidement dépassé le
cadre local. D’où l’intervention,
de l’Iran du Hezbollah et de la Russie en sa faveur, et des puissances déterminées à le renverser aux côtés de l’opposition
sunnite (Etats-Unis, France, Angleterre, Turquie, Arabie Saoudite et Qatar) ; même si leurs buts de guerre ne sont pas les
mêmes : davantage géopolitiques s’agissant de l’Occident, en dépit de ses fournitures
d’armes aux jihadistes ; à
coloration confessionnelle (anti-alaouite) s’agissant des pays du Golfe ;
enfin surtout motivée par la volonté de prévenir la création d’une entité kurde
du côté d’Ankara. Grâce à l’intervention décisive
de la Russie, la Syrie échappa à son
démembrement programmé. Cela malgré le maintien d’une force américano-kurde à
l’est de l’Euphrate et le problème de
la province d’Idlib, toujours aux mains des jihadistes sous contrôle tuc. Cela risque d’augurer son partage probable en zones
d’influences : américaine à l’Est, turque au Nord, et russe et iranienne
dans le reste du pays, malgré le
caractère circonstanciel de l’alliance entre ces trois dernières puissances.
L’Irak, dont les trois composantes principales,
chiite, sunnite et kurde se sont apparemment réconciliées, a été réunifié. Mais,
comme au Yémen, la guerre en Syrie se poursuit, même si son issue favorable
à Damas et à ses alliés ne fait pas de
doute. Gagner la paix sera cependant plus difficile que gagner la guerre. Si
Daech a été vaincu, ce n’est pas la fin de son idéologie et de l’antagonisme
entre chiites et sunnites. Comme l’Allemagne en 1648, le monde arabe sort plus divisé
et affaibli que jamais face aux puissances régionales historiques que sont
l’Iran et la Turquie. De même que la guerre de Trente ans a débouché sur une
prépondérance française, la guerre en Syrie marque un retour de la Russie sur
la scène du Moyen-Orient. Et l’on ne voit pas se dessiner un règlement global
semblable à celui instauré en Europe par les traités de paix de Westphalie, et
encore moins un « nouvel ordre » régional concocté par Washington.
Ibrahim Tabet
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