Le nouveau tsar, l’Occident et l’islamisme
Les interventions militaires de Moscou
en Ukraine et en Syrie doivent être replacées dans le contexte historique des
rapports entre l’orthodoxie d’un côté, et le catholicisme et l’islam de
l’autre. Et elles montrent que la confrontation entre la Russie et les puissances
occidentales regroupées au sein de l’OTAN n’a pas pris fin avec la chute de
l’URSS. Avant le schisme entre l’orthodoxie et la catholicité en 1054, la foi orthodoxe constituait, depuis le baptême du prince Vladimir
de Kiev en 988, une partie intégrante de l’identité russe et fut la force qui
modela et unifia la nation. Elle joua un rôle mobilisateur dans la lutte que
mena le peuple russe pour se libérer du joug que les Tatars musulmans
de la Horde d’Or lui avaient fait subir entre le treizième et le quatorzième
siècle. La
croisade des chevaliers Teutoniques, battus
par saint Alexandre Nevski (1242), aggrava l’antagonisme entre le christianisme
occidental et l’orthodoxie russe qui perdure jusqu'à nos jours. Au cours du XIVe
et du XVe siècle, Polonais et Lituaniens catholiques avaient dominé
les confins occidentaux du domaine originel de la société orthodoxe russe. C’est
de cette époque que date le clivage existant en Ukraine entre une partie
occidentale partiellement catholique et tournée vers l’Occident et une partie
orientale russophone et russophile. Après la chute de Constantinople en 1453, le flambeau de
l’orthodoxie fut relevé par la « sainte Russie ». Les
théologiens russes élaborèrent une théorie qui faisait du
tsar le chef et le défenseur de la religion orthodoxe. Pour eux, Dieu avait
puni Constantinople pour avoir accepté, au Concile de Florence, en 1439, l’acte
d’union qui reconnaissait la suprématie du pape sur l’Église tout
entière. Et sa chute faisait de l’Église orthodoxe russe celle de la troisième
Rome. Le sentiment national en formation repose désormais sur l’identité entre
Russe et orthodoxe. Les réformes du
patriarche Nikon (1652 -1666) suscitent l’opposition des tenants de la dévotion
traditionnelle, ou Vieux-croyants qui rejettent l’occidentalisation qui gagne
les élites à partir du règne de Pierre le Grand, dénoncée également par les
slavophiles. Durant le XIXe siècle les tsars s’érigent en
protecteurs des sujets orthodoxes de l’Empire ottoman et des Lieux saints de
Jérusalem et de Bethlehem que se disputaient religieux orthodoxes et
catholiques protégés par la France. Querelle qui fut le prétexte, en 1860, de la
guerre de Crimée. Celle-ci, et surtout la défense héroïque de la Crimée par l’armée rouge contre l’envahisseur
allemand lors de la Seconde guerre mondiale, restent gravées dans la mémoire collective des Russes.
Elle explique leur attachement à cette terre russe cédée à l’Ukraine par
Khrouchtchev du temps où cette dernière
faisait partie de l’URSS. A partir du XVIe siècle Moscou étendit progressivement
sa domination aux peuples musulmans d’Asie centrale et du Caucase qui l’avaient
autrefois vassalisé, et la guerre sans merci que l’Empire russe mena contre la
résistance de ces derniers au XIXe siècle reprit en Tchétchénie après
la chute de l’URSS. Cela n’empêche pas le Kremlin de cultiver ses relations
avec les 20 millions de musulmans que
compte la Fédérations de Russie, notamment à travers un contrôle étroit de son clergé.
Aujourd’hui les dirigeants
politiques russes sont uniformément respectueux de la religion soutenue par le
gouvernement. Dans le pacte tacite entre le président Poutine et l’Église
orthodoxe, l’orthodoxie sert de fondement permettant de s’opposer à l’Occident,
dont le président et le patriarche dénoncent de concert les dérives
cosmopolites et libertaires. Tandis que les médias russes entretiennent un discours apocalyptique sur la
décadence de l’Europe envahie par des « hordes d’immigrants ». Embrasser
la foi orthodoxe est pour le Kremlin une source d’influence à l’étranger.
L’orthodoxie constitue un élément essentiel de la stratégie de Vladimir Poutine
et de sa vision du rôle de la Russie dans le monde. Afin d’affirmer ce lien, il
a effectué en 2005 une visite hautement symbolique au Mont Athos. En rendant
hommage à un des lieux les plus sacré du monde orthodoxe, il s’est posé en
défenseur de la foi orthodoxe. Rôle qu’avaient joué autrefois les tsars, et
dont ils s’étaient prévalus lors de leurs guerres contre l’Empire ottoman et de
leurs interventions en faveur des chrétiens des Balkans et du Levant.
D’ailleurs un des motifs légitimant, aux yeux du patriarcat de Moscou, l’intervention
militaire russe en Syrie est la défense de sa minorité chrétienne, face au « fanatisme »
islamiste ; perception qui vaut aujourd’hui à la Russie un regain de
popularité parmi les chrétiens d’Orient. Cela étant dit, cette considération
est secondaire par rapport aux objectifs
géopolitiques infiniment plus importants pour Vladimir Poutine. La menace
que ferait peser l’islamisme radical sur la Fédération de Russie, justifiant une
lutte tous azimuts contre les jihadistes
qui ont commis plusieurs attentats terroristes sur son sol. La volonté de redonner
à la Russie un statut de grande puissance de premier plan en s’assurant
d’une base en Méditerranée orientale. Celle de
contrer l’acharnement américain à la pousser dans ses derniers retranchements,
illustré par l’avancée de l’OTAN jusqu'à ses portes en dépit des engagements
pris lors de l’unification allemande. Sans
oublier les considérations économiques, la Syrie étant à la fois un passage obligé pour les oléoducs transportant le
pétrole du Golfe vers la Méditerranée et un pays potentiellement producteur de
gaz offshore. Rien n’illustre mieux la politique d’encerclement de la Russie
poursuivie par Washington que la crise en Ukraine, en partie alimentée par ses services de renseignement, mais aussi par
l’offre inconsidérée des Européens à Kiev d’association à l’UE. Il
est d’ailleurs symptomatique que plusieurs responsables européens s’élèvent
contre l’ostracisme pratiqué envers la Russie qui dessert les intérêts de
l’Europe. Et que la question de « l’annexion » de la Crimée et du contrôle
russe du Donbass soit passée au second plan des préoccupations de l’Alliance
atlantique.
Ibrahim
Tabet, octobre 2016
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