La
fin des illusions.
Malgré les nuages qui s’amoncelaient à
l’horizon et la dégradation de leur niveau et de leurs conditions de vie, très
peu de Libanais, à part un cercle étroit
d’experts et d’initiés, étaient au
courant de la situation financière catastrophique du pays. Le réveil allait
être brutal. Le 17 octobre 2019 la
décision malencontreuse du ministre des télécom d’imposer une taxe sur les
communications whatsup déclencha le ras-le bol de la population et un formidable
soulèvement qui devait marquer un tournant capital dans l’histoire du
Liban. Le caractère pacifique et transcommunautaire du mouvement suscita d’abord
un immense espoir de changement, en
dépit des violences exercées par les
nervis du Président de la Chambre et des
contre--manifestations
d’autres partis lésés. A travers le pays un même slogan était scandé
par les foules contre la classe politique corrompue en place depuis
trente ans : « tous c'est-à-dire tous ». Malgré l’aveuglement des
dirigeants et leur volonté de s’accrocher au pouvoir, le Premier ministre, Saad Hariri, fut contraint de donner la démission de son
gouvernement le 29 octobre. Mais son espoir d’être reconduit dans ses fonctions
s’avéra vain. Et un nouveau gouvernement
présidé par Hassan Diab et formé de technocrates a été nommé le 19 décembre 2019. L’ampleur du
désastre est cependant telle que les perspectives
de redressement paraissent extrêmement minces. De plus malgré son indépendance
de façade le gouvernement doit sa nomination aux politiciens qui ont conduit le
pays à la ruine. Et ses détracteurs les plus virulents l’accusent même d’être
le « gouvernement du Hezbollah » pour avoir été désigné pas ce
parti et ses alliés du CPL et d’Amal. Si cette accusation est sans doute excessive, il semble
impuissant à mettre en œuvre les réformes structurelles qui s’imposent, même
s’il a lucidement diagnostiqué la situation financière du pays, Ainsi
le gouvernement n’a rien fait sur le dossier de l’électricité qui a
coûté des milliards de dollars, alors
que la réforme de ce secteur est une des conditions des donateurs pour venir en
aide au Liban. Il n’a pas été en mesure
à ce jour d’adopter une loi sur les contrôles de capitaux, Et n’a réussi, ni à contrôler la contrebande aux frontières, ni à faire passer un train de nomination
administratives et judiciaires échappant à la logique confessionnelle, ni à mettre un frein à une inflation vertigineuse. Tout
en aggravant la crise, le confinement
provoqué par le coronavirus a entrainé une pose
dans le mouvement de protestation qui risque de reprendre avec cette
fois plus de violence. Il est donc difficile de prévoir l’évolution de la
situation politique. Et il semble que la revendication d’organiser des
élections législatives anticipées soit remise aux calendes grecques. En
revanche les causes de l’effondrement sont connues et sont à la fois
structurelles et conjoncturelles, politiques,
économiques, financières et sociales.
Au niveau structurel le système politique
confessionnel a favorisé la corruption, le clientélisme et le partage du gâteau entre
les leaders communautaires. Tandis que l’hégémonie du Hezbollah sur le pays en a
fait un pariah aux yeux de ses partenaires arabes, Au niveau économique et financier la politique
monétaire suivie jusqu’ici
par la banque centrale en collusion avec les banques et l’oligarchie
politique et d’affaires a contribué à la
crise actuelle. Consistant à maintenir artificiellement
le taux de change de la livre libanaise
et à offrir des taux d’intérêts de plus en plus élevés aux déposants afin d’attirer les capitaux
étrangers, elle a
surtout servi à financer une dette
publique insoutenable et un service public hypertrophié et inefficace au
détriment des investissements productifs et du secteur privé. Jusqu’à ces dernières
années les flux de capitaux provenant en
grande partie de la diaspora étaient suffisamment élevés pour maintenir à flot le système. Mais la crise économique que connaissent les pays du Golfe, leur défiance
vis-à-vis de l’emprise du Hezbollah sur le gouvernement libanais et les
sanctions américaines contre le parti
ont entraîné
une baisse sensible de ces flux. Leur diminution assortie d’une fuite des capitaux et du manque de confiance a creusé le déficit de la
balance des paiements. Tandis que
le déficit budgétaire, causé par le
service de la dette et une politique irresponsable de recrutement et d’augmentation des salaires,
se maintenait à un niveau élevé (autour de 10% du PIB en 2018). Cette
politique et une corruption endémique a eu des conséquences catastrophiques au niveau
social qui se traduisent par un
creusement des inégalités et un appauvrissement
des classes moyennes et populaire. Sans compter le délabrement des services publics et des infrastructures
malgré une dette publique colossale.
Aujourd’hui avec la dévaluation de la livre
libanaise, les faillites d’entreprises, les
licenciements et un chômage de masse, on estime que plus de 50% de la population vit
en dessous du seuil de pauvreté, et certaines familles sont au bord de la
famine. Le PIB chutera probablement de
30% en 2020. La plupart des banques sont
virtuellement en faillites ce qui nécessitera une restructuration du secteur. On
ne connait pas le montant exact des réserves nettes de la BDL Les déposants
n’arrivent pas à retirer leurs dépôts en devises au delà d’un montant mensuel
dérisoire, ce qui revient de facto à un
« haircut ». Et les
importations sont réduites aux produits de première nécessité, mettant en péril
de nombreuses entreprises. Certes la dévaluation de la livre et la décision du
gouvernement de sursoir au remboursement
de 4,5 milliards d’euro bonds
venant à échéance en 2020 aura pour effet d’éponger une
grande partie de la dette publique, surtout celle libellée en monnaie locale. Et un autre effet
positif sera une baisse des taux d’intérêts bénéfiques au secteur privé à moyen
terme. Il est cependant douteux que le
plan de réformes proposé par le gouvernement, à
supposé qu’il soit mis en œuvre,
ne suffise à redresser la situation et à éviter la paupérisation de la population. Et même si le pays parvenait à obtenir
l’assistance du Fond Monétaire International et si les promesses
d’investissements du programme CEDRE venaient à se concrétiser les Libanais
doivent s’attendre à plusieurs années de
vaches faméliques. Bien plus qu’une crise économique
et financière, le Liban traverse une profonde crise de régime, une crise
institutionnelle et une crise morale sans précédent depuis la fin de la
guerre.
Ibrahim
Tabet
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