Saturday, March 14, 2020

Le désenchantement d’un monde.
Le soir de ma vie s’accompagne de la fin de mes illusions ;  du désenchantement de mon monde. Franco-libanais de cœur et de nationalité, il m’a été donné d’assister au déclin de la France et à la faillite du Liban. J’ai vécu en France de 1959 à 1970 à la grande époque où le général de Gaulle, revenu aux affaires, présidait aux destinées du pays. Personnalité historique française la plus marquante du XXe siècle, il a porté à son apogée le rayonnement et l’influence politique internationale de la France qui jouissait également alors d’une forte croissance économique et du plein emploi.
Cette période faste a fait place aujourd’hui à une crise multiforme, économique, sociale, sociétale et morale qui s’exprime de différentes manières. Qu’il s’agisse du mouvement des gilets jaunes provoqué par le sentiment de déclassement d’une frange de la population, du problème de banlieues devenues des « territoires perdus de la République » (selon le titre d’un ouvrage qui a fait grand bruit lors de sa parution, au début des années 2000) ou des polémiques autour de la thèse controversée du « grand remplacement » et de la menace que ferait peser l’islamisme sur la civilisation française. Cela étant dit, les Français jouissent d’une qualité de vie et surtout d’une protection sociale enviables, même comparées aux autres pays développés. Ce qu’exprime la boutade selon laquelle « ils se croient en enfer alors qu’ils vivent au paradis ».
Si les Français se plaignent de leur sort et conspuent leur gouvernement, que dire de la classe politique libanaise et du sort des Libanais dont l’horizon paraît bouché ! Les trente premières années de mon existence sont aussi celles des trente premières années glorieuses du Liban indépendant. Âge d’or qui lui a valu le surnom de « Suisse du Moyen-Orient » et a été suivi de sa descente aux enfers entre 1975 et 1990. Sa destruction aux mains de l’étranger et des Libanais eux-mêmes a suscité en moi une profonde amertume.
Quant à l’espoir entretenu par l’œuvre de reconstruction entreprise par Rafic Hariri, il n’a pas tardé à laisser place à la désillusion. La fin de la prépondérance chrétienne, les changements démographiques et la contre-culture représentée par le Hezbollah ont profondément altéré le visage du Liban. Les causes de son effondrement financier et économique sont connues : confessionnalisme, corruption, clientélisme, venues au pouvoir de partis issus des milices, collusion entre une oligarchie politique mafieuse et des milieux bancaires et d’affaires au détriment de l’intérêt de l’État et de la population, système financier alimentant un déficit et une dette publique insoutenables, et économie de rente décourageant les investissements productifs.
Le seul espoir de redressement réside dans la jeunesse qui s’est soulevée depuis le 17 octobre, bien que le civisme et la nature transcommunautaire du mouvement aient été entachés par les agissements des nervis d’Amal. Mince espoir démenti toutefois par la vague d’émigration de beaucoup de ces jeunes en quête d’un avenir meilleur. En effet, à supposer que les réformes nécessaires soient mises en œuvre, que des élections législatives fassent émerger une nouvelle classe politique, que le pays bénéficie d’une aide internationale et des revenus de l’exploitation de ses ressources potentielles de gaz offshore, il faudra des années pour que les Libanais retrouvent le niveau de vie qui était le leur avant l’effondrement. Ce qui signifie que beaucoup de gens de ma génération ne verront probablement pas le bout du tunnel.
Ibrahim Tabet,

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